Réflexions littéraires
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Quand lire nous échappe : billet d’humeur

Quand lire nous échappe

S’il y a une chose dont je suis certaine dans la vie (à part de la mort et des impôts), c’est que je suis une lectrice. Je cherche le sens et les motifs. Je plisse les yeux pour découvrir les fils entre les histoires, les vécus et les savoirs. Dans les livres, je me promène le cœur à l’air, et je suis prête à tout. Dans les livres, je suis toute-puissante, toute-vivante.

Je suis une lectrice. Cette prise de conscience, je l’ai eue à l’âge de treize ans. Dans le sous-sol de la maison familiale, j’ai serré contre mon cœur la version abrégée du Roman de Sophie Trébuchet de Geneviève Dormann – la version du Reader’s Digest, avec sa reliure en cuirette et son écriture dorée – avec une ferveur quasiment religieuse.

« Moi, dans la vie, je vais lire. » Treize ans, c’est l’âge des absolus et des espoirs de vocation. Du désir plus ou moins secret d’être choisie, d’avoir une mission dans la vie. L’acte de lire, je l’ai reconnu comme mien. Les livres m’appellent, tassez-vous.

Trente ans plus tard, je suis une lectrice, encore et toujours. J’ai fait de la lecture le cœur de ma vie professionnelle puisqu’à titre de bibliothécaire je lis maintenant pour les autres. Je lis pour apprendre, pour comprendre. Je lis pour vivre, pour me transformer. Je lis parce que je suis. Je lis parce que je ne peux pas faire autrement. Je lis de tout, même des genres que je n’aime pas. Lire est mon super-pouvoir.

Quand la tête ne suit pas

Aux moments où j’écris ces mots, la maladie s’incruste. Aux prises avec un problème de santé qui fragmente mon attention, qui fragilise mes humeurs et qui transforme ma mémoire en passoire, lire n’est plus une ouverture sur le monde, mais une porte qui se referme en grinçant. Lire est devenu un acte soumis à des limites intérieures, inflexibles et imprévisibles.

Chez moi, on n’entend plus le silence de celle qui lit, des pages qui tournent. On n’entend que le parquet craquer, car la lectrice marche sans pouvoir se poser.

Je cherche la panacée à mon angoisse de ne pas lire. Je tâtonne dans ma liste de lecture en rageant contre mon incapacité à trouver ce qu’il me faut vraiment. Parce que ce livre dont j’ai souligné trois fois le titre dans mon cahier me tombe des mains dès les premières pages. Parce que mon infinie patience pour les romans aux débuts paresseux est devenue inexistante. Parce que les phrases joliment tournées m’étourdissent comme la pratique approximative de la flûte à bec de la petite voisine d’en arrière.

Une lectrice interrompue

J’ai déjà utilisé la lecture comme catalyseur de guérison. Le livre offre un endroit où se poser. Son contenu nous permet de se projeter, de s’imaginer, de se fantasmer. Cette émotion, qui fait peur dans la vie de tous les jours, devient tolérable dans un roman. Cette décision à prendre qui paralyse peut se vivre par procuration et s’apprivoiser. Et bien sûr, la lecture permet l’évasion, la délivrance, la liberté.

Mais cette fois, les livres sont en pile, dans le coin, en punition, puisque je suis une lectrice interrompue. Je découvre un pan de mon identité de lectrice dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Je peux être une lectrice infidèle, colérique, impatiente, obtuse même. Je suis une lectrice que je ne reconnais pas.

Je crois profondément à l’acte transformateur de la lecture, même si je n’y ai pas accès librement pour le moment. En conséquence, je me dois de me démontrer que ces trente dernières années de lecture m’ont appris à ne pas avoir treize ans. Je vais remiser les absolus. Je vais garder cette partie fondamentale de mon identité bien au chaud, en attendant. Je vais essayer quelque chose de nouveau, tiens. Je vais célébrer mes lectures, au lieu de les prendre pour acquises. Quand j’arrive à suivre, à m’accrocher, quand ma tête coopère, je vais m’en réjouir.

Si lire transforme, lire autrement ne pourra que me transformer aussi.

Avez-vous déjà fait face à une réduction de vos capacités à lire? Comment votre perception de l’acte de lecture s’en est-elle trouvée affectée?

Un commentaire

  1. Oui…Mais je crois qu’on y revient quand-même et que la lecture se transforme et S’ADAPTE à ce qui a pu la heurter….
    Je ne suis pas très sûre de vous avoir réconfortée. c’était pourtant mon intention…

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    • Julie Morin says

      Je vous remercie de votre commentaire. 🙂 Ces jours-ci, j’y arrive autrement. Le sentiment d’avoir perdu l’accès à quelque chose d’essentiel en moi est encore présent, malheureusement. Je me rends compte toutefois que cette difficulté à entrer dans un texte laisse de la place pour autre chose, et cela, c’est une belle découverte.

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    • Julie Morin says

      Elle n’est pas toujours difficile, heureusement, mais il y a des moments où les fondations sont ébranlées.

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