Martin Page est un brillant auteur français qu’on connaît également sous le pseudonyme de Pit Agarmen (vous découvrirez pourquoi un peu plus tard dans cette entrevue !). Il a écrit plusieurs romans dont : Comment je suis devenu stupide, Une parfaite journée parfaite (dont nous avons déjà parlé dans un autre article), La libellule de ses huit ans, On s’habitue aux fins du monde, Peut-être une histoire d’amour ainsi que des romans s’adressant principalement aux plus jeunes tels que : Le garçon de toutes les couleurs, Juke-Box, Conversation avec un gâteau au chocolat et plusieurs autres que nous vous invitons fortement à aller chercher à toute vitesse et à dévorer, toute en lenteur.
C’est avec une gentillesse hors du commun qu’il a accepté de nous donner une entrevue exclusive. Cet homme est un véritable magicien de la langue française et de la création. Son écriture a réellement le pouvoir de nous sortir de nos moments gris ! C’est donc avec une immense fierté que nous vous présentons cette entrevue.
Q1 : Depuis quand savez-vous que vous êtes doué(e) pour écrire et quand avez-vous su que c’est ce que vous vouliez faire de votre vie ?
J’espère qu’on ne sait jamais si on est doué, sinon on est mort comme artiste et écrivain. On sait qu’on travaille sérieusement, beaucoup, avec passion. Mais doué, non. Avec le temps, les publications, on gagne un peu en confiance, mais ce n’est pas de la confiance dans l’exécution, c’est de la confiance dans l’impulsion. On sait que c’est possible, on peut créer, on l’a déjà fait, on a du mal à y croire tellement on se sent démuni malgré notre désir, mais c’est un fait, alors même si ça semble incroyable, on se lance dans un nouveau projet comme on se jetterait dans le vide avec cette prière pour que des ailes nous viennent.
Ensuite : méfiance aussi du complexe d’infériorité.
Il faudrait ne pas savoir qu’on est doué, ne pas se poser la question, et dans le même temps avoir une haute opinion de ce qu’on est en train d’essayer de créer. Un mélange d’arrogance et d’humilité, d’une certaine façon. Il faut être fier de notre art, sinon on prend des coups, sinon on se laisse imposer des choses par d’autres, sinon on n’est pas capable de se battre pour avoir une belle couverture, par exemple.
Il y a un va-et-vient constant entre la certitude de faire quelque chose d’important et de beau et le doute total. C’est une vie de navigation entre dépression, désespoir, et enthousiasme, exaltation.
J’ai su très jeune que je voulais raconter des histoires, et être écrivain. Un livre est un objet magique et je voulais créer cette magie. Parce que ça compte, parce que ça sauve, c’est un moyen de résister à la part violente du monde, et de donner du plaisir.
Q2 : Y a-t-il un écrivain ou un livre en particulier qui vous a donné l’envie d’écrire ?
Deux. Oscar Wilde et William Shakespeare.
Des écrivains qui ne se sont pas embarrassés de limites. Ce sont deux artistes tragiques et comiques, intellectuels et populaires, accessibles et complexes.
Wilde a écrit des essais, du théâtre, des contes pour enfants, un roman, de la poésie. Shakespeare, quant à lui, a écrit des pièces sublimes, drôles, puissantes, profondes, légères.
Ils ne font partie d’aucun mouvement, d’aucun clan. Ce sont des modèles d’écrivains pour moi.
Mais j’aurais aussi pu citer Montaigne et Rabelais.
Q3 : Avez-vous un rituel d’écriture particulier ?
Prendre mon stylo-plume. Allumer mon ordinateur.
Mon rituel, c’est le désir de créer et la conscience que le temps passe, qu’il faut agir, vivre, créer avant d’être englouti. Disons que j’ai quatre rituels : le désir de créer, le plaisir qu’il y a à écrire, penser à la mort et l’angoisse de finir clochard.
J’écris partout, chez moi, dans les cafés, les trains, seul, avec du monde autour de moi.
Q4 : Quel est, parmi l’ensemble de votre œuvre, votre livre chouchou ? Ou celui dont vous êtes le plus fier(e) ? Pourquoi ?
Je ne veux pas choisir de livre parmi mes livres. Ce ne serait pas juste, car à chaque fois, j’ai écrit sincèrement, du mieux que j’ai pu. Je ne veux pas juger l’écrivain que j’étais il y a 10 ans avec les yeux de l’écrivain que je suis aujourd’hui.
Je peux citer On s’habitue aux fins du monde, car c’est mon livre qui est sans doute passé le plus inaperçu. J’ai à coeur de le défendre.
Q5 : Si la lecture d’un seul livre (sauf un des vôtres) était obligatoire, quel serait ce livre ?
Ah non. Pas de lecture obligatoire. Un livre ne devrait jamais être obligatoire et aucun livre ne devrait avoir pour conséquence une mauvaise note en classe. C’est ce qui tue la littérature.
Q6 : Cet été, Le Ministre de l’éducation du Québec, a fait une déclaration qui a fait des vagues en disant qu’il y avait assez de livres dans les bibliothèques des écoles et que ces dernières ne vont pas mourir s’il n’y en a pas assez. Vous qui êtes écrivain autant adulte que jeunesse, vous devez comme nous être scandalisé! Que pensez-vous de cela?
Peu d’institutions et de responsables se préoccupent des enfants, des écoles, des artistes et des écrivains. Ce n’est pas nouveau. Les êtres humains font des choix de vie collective que je trouve destructeurs, mais apparemment, ils y trouvent du plaisir. C’est leur problème. À nous d’agir contre ça, de proposer des ripostes, des rencontres, des inventions, des liens. L’adversité a toujours été là. Nos adversaires sont toujours puissants. À nous de relever le défi.
Q7 : Avec Le banc de touche, vous avez expérimenté la bande dessinée. Allez-vous répéter l’expérience?
Je ne sais pas. Ça dépendra des conditions. Clément Fabre et moi avons mis plusieurs années pour faire cette BD. Trouver un éditeur a été difficile. Beaucoup de rejets. Heureusement, Wandrille Leroy des éditions Warum nous a soutenus.
Je me souviens que nous avons envoyé le livre à des auteurs BD que nous aimions, une quinzaine de personnes. Un seul nous a adressé un signe.
C’est un milieu dur et peu accueillant. Peut-être parce que je suis romancier, je ne sais pas.
Je suis lecteur de BD (à la maison, nous avons tous les Paul, de Michel R., et je découvre Zviane), en tout cas, et bien sûr j’aimerais en faire d’autres.
On verra.
Q8 : Vos livres sont traduits dans plusieurs pays. Dans quelle langue êtes-vous le plus étonner de voir vos livres ?
En coréen, car ils font des livres magnifiques. Le papier, la couv, sont superbes. Ils font travailler des graphistes et des illustrateurs talentueux. Ce devrait être un modèle pour les éditeurs français. Un livre comme objet devrait être prétexte à création.
Q9 : Avez-vous des projets d’adaptation cinématographique ?
Des producteurs et des metteurs en scène sont intéressés par plusieurs de mes livres. Mais tout ça prend du temps. C’est un milieu de réunions.
Q10 : Dans Le club des inadaptés (romans jeunesse), vos personnages subissent de l’intimidation. C’est un sujet dont on parle de plus en plus. Est-ce important pour vous de dénoncer ce genre de sujet dans vos romans qui s’adressent surtout aux plus jeunes?
Je parle des sujets qui m’ont touché et qui me touchent encore. Mon attitude n’est pas différente quand j’écris mes livres pour adultes. Je ne crois pas « dénoncer », je constate, je parle de ça, et j’essaye d’inventer des solutions, des ruses. Je crois que la littérature est une forme d’action. Elle concerne notre vie. Elle peut donner du plaisir, et des armes, des armes intellectuelles pour ne pas se laisser soumettre et continuer à se créer soi-même.
Q11 : Vous dites que vous n’aimez pas les foules. Aura-t-on la chance de vous voir au Salon du livre de Montréal un jour ?
J’aimerais beaucoup. Je ne suis venu qu’une fois à Montréal et j’ai beaucoup aimé. Il y avait une tempête de neige. Je n’aime pas la foule, mais j’ai mis au point des mécanismes compensatoires pour m’en sortir. Dans la foule, on trouve toujours quelques individus avec qui s’entendre.
Q12 : Vous écrivez aussi sous le pseudonyme Pit Agarmen. Qu’ est-ce qu’un pseudonyme peut vous faire écrire que vous n’écririez pas autrement?
Le masque est fertile. Il provoque un phénomène psychologique troublant et passionnant. Les livres sous le masque transparent de Pit Agarmen ne seraient pas nés sans ce masque. Ensuite, mes livres sous mon nom et sous celui de Pit ont beaucoup de points communs. Mais il y a une variation, un intérêt pour d’autres sujets. C’est une chance, deux identités.
Q13 : Vous parlez beaucoup de vos angoisses dans vos livres. Est-ce qu’à l’aube de la quarantaine elles sont moins présentent, ces angoisses, ou elles vous aident à écrire et vous exprimer?
De nouvelles naissent. Elles sont rusées. J’imagine que ça fait partie de la panoplie d’être humain. Ma personnalité explique peut-être que j’y suis particulièrement sensible. J’ai un corps hyperesthésique. Ce n’est pas simple, mais on en tire de la richesse et de l’invention.
Q14 : Que souhaitez-vous à la littérature québécoise ?
J’aimerais qu’elle soit encore mieux distribuée sur le territoire français. J’aimerais que les liens soient plus forts avec La France, que le dialogue soit plus régulier. Comme avec le reste du monde d’ailleurs. Je ne sais pas si c’est offensant pour vous (excusez-moi si ça l’est), mais j’ai du mal à penser à la littérature québécoise en tant que telle. Quand je lis Nelly Arcan, Poulin, Anne Hébert, ou d’autres, je pense à eux comme écrivains, ils ne sont pas classés dans un coin à part de ma bibliothèque. La question des nationalités ne se pose pas pour moi. Mais peut-être justement en raison de ma nationalité ?
Il reste que la littérature française s’enrichit de la littérature de tous les écrivains qui écrivent en français et qui n’habitent pas sur le territoire métropolitain. On a besoin de ça. On a besoin des autres. D’autres rapports à la langue, à la géographie.
Q15 : Quel est votre mot préféré, parmi l’ensemble des mots de la langue française ?
Création.
L’équipe du Fil Rouge tient à remercier de tout cœur Monsieur Martin Page d’avoir pris le temps de nous offrir une si belle entrevue et vous souhaite de découvrir cet auteur merveilleux et de vous laisser charmer par sa plume unique et ses univers complètement enveloppants.