Nancy Huston est une auteure que je connais et que j’aime depuis longtemps. Ses nombreux livres, qu’ils soient de la fiction ou des essais, font partie de mes lectures des dernières années et sont un pan de ma bibliothèque personnelle. Ce n’est que dernièrement que j’ai découvert le minuscule roman Ultraviolet qu’elle a publié pour un public adolescent. Je suis tout de suite tombée sous le charme de cette plaquette qui, par l’intermédiaire d’un journal fictif, aborde avec délicatesse et justesse les remises en questions d’une jeune fille au seuil de sa nouvelle adolescence. À la suite de ma lecture, j’affirme sans aucun doute que ce petit roman est en fait un « grand » roman, parce qu’il est fait d’un tissage très réfléchi et méticuleux de thèmes, de personnages et d’une narration qui en font une oeuvre d’une étonnante force – qui est aussi ô combien passionnante. C’est avec plaisir que je vous la fais découvrir dans cet article.
Un journal pour pouvoir « dire »
Le roman Ultraviolet prend place quelque part en Alberta pendant l’été 1936, en plein coeur de la crise économique et de la sécheresse extrême qui secoue la région. Lucy, la protagoniste, est une adolescente de treize ans qui évolue dans une famille austère qu’elle juge étouffante et ennuyante. Prise d’un puissant désir de liberté et d’indépendance, elle souffre de la rigidité religieuse de son père et de l’autorité de sa mère, modèles qu’elle considère comme contraignants et problématiques. Plus que tout, elle n’a pas la possibilité de s’exprimer, ses parents la décourageant de poser des questions et de discuter. Pourtant, la jeune fille déborde d’idées et de nouveaux sentiments qu’elle souhaite partager.
C’est ainsi qu’au début de l’été, Lucy se met à l’écriture d’un carnet, qui devient rapidement son « journal refuge », dans lequel elle peut enfin laisser aller son besoin de criant de dire/écrire ce qu’elle veut sans être censurée et rabrouée par la morale de ses parents.
J’ai besoin de me plaindre ! Or, partout autour de moi on me l’interdit, sous prétexte que c’est égoïste et complaisant, « qu’il ne faut pas s’écouter » et que, comparés aux autres, nous avons bien de la chance. On dirait que chaque fois que j’ouvre la bouche, je commets un péché d’une façon ou d’une autre ! Alors à toi seul, Carnet, je dirai la vérité […]. (p. 10)
L’arrivée d’un « mentor »
C’est lors de l’arrivée dans la famille de Bernard Beauchemin, un médecin de vingt-neuf ans d’origine québécoise, que son père accueille dans la famille au cours de l’été, que Lucy voit ses perspectives bouleversées. Bernard n’est pas comme les autres vagabonds que son père invite à sa table: il est intelligent, athée et avant-gardiste, en plus de faire preuve d’un comportement peu conventionnel à table et d’être un conteur d’histoires hors pair. Tout de suite, Bernard pique la curiosité de Lucy. Il lui démontre un grand intérêt et la traite comme une adulte. Si elle n’avait pas l’occasion de poser des questions dans le cadre familial, Bernard l’encourage à partager ses idées et confronte son opinion avec la sienne.
Il m’écoute attentivement, m’interroge, respecte mes opinions et, s’il n’est pas d’accord, m’explique pourquoi. Je peux lui parler franchement par exemple de mes sentiments pour papa et maman. Au lieu de dire des platitudes du genre «Il faut honorer son père et sa mère», il hoche la tête et me parle de ses parents à lui – encore une fois, comme si nous étions des égaux. (p. 52-53.)
Par son attitude généreuse et attentive, Bernard devient rapidement un ami et un modèle positif pour Lucy. Sans la sermonner comme son père, il invite plutôt l’adolescente à réfléchir et à ne pas s’arrêter bêtement aux idées reçues: « L’intelligence est complexe et la bêtise est simple. La plupart des gens préfèrent la simplicité, a-t-il ajouté, mais toi, Lucy, je voudrais que tu choisisses la complexité » (p. 56). Lucy voit ainsi son horizon s’élargir. Elle qui ne s’était jamais intéressée à ce qui constituait son environnement, voilà qu’elle considère les autres sans préjugés.
Il faut dire que Lucy développe aussi rapidement pour Bernard un amour naïf et déraisonné, passant de longs moments à relater leurs échanges dans son Carnet. Bernard semble ainsi, au coeur de l’histoire, participer à la fois à l’éveil intellectuel et sentimental de Lucy, qui demande son attention autant pour se pâmer que pour discuter. Rapidement cependant, Bernard n’est pas pressenti comme un modèle convenable par les parents de Lucy, qui jugent ses manières parfois répréhensibles et son manque de jugement flagrant. Quand les raisons de son renvoi de l’Ordre des médecins sont révélées et qu’un évènement troublant arrive au sein de la famille, Bernard est jeté dehors et Lucy pète les plombs. C’est alors qu’une fin lumineuse apparaît.
Écrire un journal: s’écrire soi-même?
Car si on ignore la réelle longueur du Carnet – s’arrête-il réellement à la fin du roman pour Lucy comme pour le lecteur? – sa brièveté circonscrit une période charnière qui marque un tournant majeur dans le développement de la jeune fille. En devenant espace de parole, d’observation critique et d’autonomisation, le journal construit Lucy en lui permettant en quelque sorte de s’écrire elle-même, en le faisant à sa manière.
Et c’est dans la dernière entrée du carnet, consignée presque deux mois après les évènements qui ont secoué la jeune fille et mis Bernard à la porte, que Lucy semble prendre toute la charge de son influence et du « cadeau » qu’il lui a fait, l’invitant à désormais agir comme bon lui semble.
Terminé l’église, les bienséances, les réponses toutes faites : dorénavant je suivrai l’exemple de Bernard Beauchemin. Oui bientôt, très bientôt maintenant, je mettrai mes pas dans les siens et – voyageant, étudiant, lisant mille livres et posant mille questions – je me construirai une existence à moi. Plus de compromis. Ceux qui m’aiment, m’aimeront, les autres tomberont en chemin. À moi la liberté! (p. 78-79)
La conclusion du journal de Lucy concrétise ainsi son désir d’émancipation, par la vision d’une perspective d’avenir et d’une ambition qu’elle se promet de suivre.
Un petit bijou
Ce petit roman de 79 pages m’a bouleversé et ému. L’écriture est maîtrisée, le ton est juste et, pour moi, il est évident qu’il est l’oeuvre d’une grande écrivaine qui n’en est plus à ses premières gammes. Sa minceur n’a d’égal que sa densité au niveau des thèmes qu’il aborde, mais toujours avec mesure et doigté: l’adolescence, l’incompréhension, la solitude, le premier amour et la naissance du désir, la prise de parole féminine, le désir d’émancipation, la religion, l’autorité du père, etc. On n’a pas l’impression qu’il y a une surcharge, mais bien que tout est parfaitement dosé. En fait, ce roman, pour moi, frôle la perfection et aucune des 79 pages n’est de trop.
De plus, tout au long de la lecture, on sent une force émaner du texte, autant de la narration, assumée et solide, que de la part du personnage. Mon attachement est grand pour Lucy, cette jeune fille qui partage son monde et ses travers avec une clarté et une lisibilité que j’ai trouvé étonnante. J’ai adoré que ce soit elle qui écrive et que ce soit par son filtre à elle qu’on découvre l’histoire. Son écriture est vive, à la fois naïve et terriblement intelligente. Les jeux de mots et les réflexions au cœur de son journal, qui sont parfois loufoques, m’ont fait sourire et m’ont amené à réfléchir sur le regard que je porte moi-même sur le monde.
Je pense que ce roman d’une grande puissance mérite d’être lu et vaut le détour, que ce soit pour les jeunes adolescentes qui nous entourent ou pour les adultes. En plus, puisqu’il se lit en moins d’une heure – et pour ma part, d’un seul coup -, on y entre puis on en sort brusquement, avec bonheur et passion. Et pour certain.e.s, il nous rappellera sans aucun doute nos journaux ainsi que nos bouleversements d’adolescence.
Plongez-vous régulièrement dans de la littérature pour adolescent.e.s? Est-ce qu’elle vous attire?