Que fallait-il de plus pour m’attirer que ce petit chat sur la couverture, lui et son regard indéchiffrable ?
Lit-on la crainte ou la mélancolie, ou affiche-t-il simplement, affectueusement, la tendre expression curieuse qu’il n’a que lorsqu’il suit les méandres de son maître ?
J’entendais parler de Jacques Poulin depuis longtemps, et ce livre, je suis souvent passé devant sans prendre le temps de m’y attarder. Ce chat m’intriguait, mais ce n’est que lorsqu’on m’a indiqué que « Le vieux chagrin », c’était lui, que j’ai décidé d’entamer cette lecture. Moi et les chats…
Quelle lecture, et quelle écriture. Ce qui se passe dans cette œuvre pourrait être résumé, bien sûr : Un vieil homme, écrivain en panne d’inspiration, voit son quotidien dérangé par l’obsédante présence d’une femme dont il ne fait qu’apercevoir l’existence à travers ses traces de pas dans le sable, un livre des Mille et une nuits qui traîne dans cette grotte autrefois vierge, et par ce voilier, ancré à distance de nage au bord du fleuve. À partir de là, de tendres personnages viennent se greffer au récit, sans oublier le Vieux chagrin et ses acolytes félins.
Mais, pour moi, peu importe ce qui « se passe » dans ce roman. C’est précisément là où réside son inestimable valeur. Poulin a une écriture qui prend son temps. Phrase après phrase, ce qu’on lit derrière la narration du récit, c’est la valeur du temps et des petits détails qu’on omet de regarder, sentir, goûter. À travers le récit de ce que cet écrivain fragile entreprend et vit, sens et ressens, on se retrouve à sa place, au rythme des marées du fleuve, respirant cet air salin qui traverse toute l’œuvre. On apprécie l’eau qui vient puis se retire, laissant ses uniques, mais éphémères marques sur le sable. On apprécie la poésie qui habite chaque individu un tant soit peu lorsque, par exemple, on se laisse aller à des rêveries concernant un objet qui soudainement nous semble sortir d’un décor pourtant si familier. Toujours, on va apprécier la complexité des relations humaines, que l’âge ne calme pas. L’amour, l’amitié, la passion, feux de la créativité, puits insondables de l’âme.
Il est beau, ce vieil écrivain. Physiquement, on ne devine rien. Mais, ce qu’on entrevoit de son passé, de son présent, c’est beau. Car on entrevoit peu en fait. Mais la richesse de l’écriture de Poulin, c’est aussi de nous faire découvrir son personnage principal à travers ses interactions avec les quelques autres personnages. Il est discret, blessé, seul. Mais la grandeur de son cœur n’a d’égal que l’horizon qui se dresse au-dessus du fleuve. C’est beau, et ça fait du bien, car on y croit, à cet homme, qui, malgré tout, n’a pas sombré dans l’amertume de la solitude et d’un mariage échoué. Au contraire, dès qu’il peut donner, il le fait, et ce don est pur et plein.
Pour ma première collaboration à la mission du Fil rouge, il allait de soi que je devais parler de cette œuvre, car elle est ma définition même d’une œuvre qui fait du bien. L’inestimable y est raconté. Apprécier le rythme des marées autant que celui des saisons, l’apprécier, le respecter et vivre en accord avec, sans se trahir, sans se violenter, sans s’imposer un rythme prescrit et artificiel. C’est peut-être seulement le luxe d’un vieil homme écrivain, mais, non, j’ose croire que ces moments de magie où nous sommes en parfaite synchronicité avec le temps qui coule sont à notre portée à tout instant. Suffit de s’arrêter et sentir, regarder, voir, respirer, toucher, goûter et aimer.