« Ce n’est pas un livre érotique » indique Giraudon, en entrevue avec P.O.L, éditeur du recueil Les Pénétrables, paru à l’été 2012. Non, effectivement, il n’est pas question ici d’histoires cochonnes. Toutefois, la corporéité occupe une place importante au sein de cette œuvre, se présentant comme un répertoire de vies comprimées entre deux pages et deux dates fatidiques; la naissance et la mort. Invitation à « pénétrer » dans un objet littéraire comme dans un cabinet de curiosités, qui défie les limites du genre poétique.
Madame Liliane Giraudon est marseillaise. Je ne la connaissais pas du tout, j’ai lu Les Pénétrables, et puis tout le reste de son œuvre a suivi. En plus de l’écriture poétique, Giraudon s’adonne à ce qu’elle appelle l’écriredessiner, qui consiste en une pratique multidisciplinaire et performative mêlant lecture publique, écriture et arts visuels. Inclassable.
Giraudon, en tant qu’auteure, ne s’impose pas de limites. Au contraire, son écriture se présente comme une exploration des genres littéraires, qu’elle déjouent librement et revisitent sous le signe du jeu et de la transgression. Cela se traduit entre autres par une forte hybridité et une variété de genres littéraires et artistiques au sein de ses œuvres. Prenons par exemple son recueil Omelette Rouge (2011), mêlant poésie versifiée et dessin, ou encore son texte Greffe de spectre (2005), explorant le genre de la nouvelle. On remarque également chez cette auteure un intérêt marqué pour les genres biographiques et autobiographiques; avec La Poétesse: Homobiographie (2009), Giraudon revisite le genre autobiographique sous une forme fragmentaire et à la troisième personne du singulier, tandis que dans Les Pénétrables, elle jongle avec les paramètres du biographique en transgressant ce genre classique aux règles et à l’ordre canoniques.
Dans cet avant-dernier ouvrage, paru en juin 2012, la marseillaise procède à l’écriture de vingt-cinq vies comprimées entre les deux couvertures du livre. Les Pénétrables, c’est un livre que l’on visite, comme la pénétration d’un couloir de musée, présentant successivement des bustes de figures (exclusivement des auteurs décédés), mais aussi comme la pénétration physique de ses figures mêmes. Dans son Avertissement au lecteur en début d’ouvrage, Giraudon explique ce lieu textuel tridimensionnel dans lequel elle nous convie à visiter des vies, mais aussi des corps :
En architecture, les pénétrables sont des voies d’accès à un bâtiment.
Ici, les bâtiments désignés sont des livres.
Les noms qui ont signé ces livres habitaient un corps.
Déjouant librement les règles du genre biographique, Giraudon sculpte des vies évanescentes, compressées dans la matérialité du livre imprimé, et entre deux dates existentielles, soit la naissance et la mort à la fois physique et textuelle. Dans une sorte d’écriture cubiste, en déployant simultanément l’être sur plusieurs de ses dimensions, l’auteur fait apparaître des angles du sujet qui seraient invisibles en un seul plan en aplat. Pour traiter du travail d’écriture de Giraudon dans Les Pénétrables, il est intéressant de parler de travail de sculpture en ce qu’elle convoque les trois dimensions et la profondeur; en modulant et en creusant une sculpture en ronde bosse, aux parois à la fois extérieures et intérieures, Giraudon va forer jusqu’à l’inconscient du sujet du portrait. L’auteur se concentre donc autant sur la sculpture de l’intériorité que de l’extériorité, de la psyché et du physique. Giraudon ne s’intéresse pas seulement à ses accomplissements, faits et gestes, mais démontre un intérêt notoire pour la corporéité du sujet biographié, en élaborant entre autres de très gros plans sur certains endroits corporels, mais aussi en juxtaposant spiritualité et matérialité de l’être, sans transition ni rupture. Dans une certaine continuité naissant de cet union libre, elle relie et raccorde le corps et l’esprit.
Un corps vivant, comprimé entre deux dates. Vie et mort.
Pour mener ce projet à exécution, dans son expansion de détails biographiques, Giraudon a préalablement lu l’entièreté de l’œuvre de chacun des auteurs qu’elle sculpte (!), allant même jusqu’à lire les biographies les concernant et les correspondances qu’ont entretenues ces êtres du temps de leur vivant (!!). Ce sont donc des auteurs qu’elle ressuscite de par leur esprit et leur corps, et ce sans découpage entre les deux instances du vivant; l’être est un tout désorganisé dans l’écriture des Pénétrables. Giraudon convoque et réincarne ainsi Antonin Artaud, Hannah Höch, Nietzche et Catherine de Sienne, pour ne nommer que ceux-ci.
Pour constituer ses portraits, Giraudon procède par des séries de phrases nominales courtes, comme des instantanés photographiques qui captent la lumière d’une vie défunte, instants vifs et fugitifs tels des flashs, mais qui, aussitôt, retournent à la noirceur de la mort. Giraudon parle de lucioles dans son Avertissement au lecteur, petites lumières clignotantes et éphémères comme ces instants de la vie qu’elle inscrit dans ses portraits post-mortem. Ces phrases-instantanées, qui croquent et découpent le sujet du portrait sous plusieurs angles, souvent des plus incongrus et anecdotiques, sont ensuite rassemblées et juxtaposées dans une technique de collage d’album de photographies, sans autre logique que celle du temps qui passe sur le corps du sujet biographié, et donc sur le texte. Les descriptions biographiques, cousues entre elles à la manière de courtes pointes baroques aux couleurs et aux motifs disparates, sont toutefois reliées par le nom propre du sujet, répété de manière anaphorique, qui assure un lien de cohésion tel un fil de même couleur qui traverse les morceaux hétérogènes.
Chose curieuse, le livre imprimé, ce repas constitué des produits de la chair et de l’esprit, se mange dans l’univers de Giraudon; sur la quatrième de couverture de son ouvrage Les Pénétrables, elle invite le lecteur à la dégustation: « Prenez et mangez. Ceci est du livre. » Et c’est un mets, je vous assure, tout à fait rafraîchissant et savoureux, aux saveurs méconnues. Gourmand(e)s, gâtez-vous, il y a de quoi se rassasier amplement avec ce recueil!
GIRAUDON, Liliane. Les Pénétrables. Paris, P.O.L, 2012.