J’ai toujours beaucoup aimé les récits où les personnages sont prisonniers de leurs perceptions, contraints de faire face à un événement en apparence banal, mais qui, pour eux, prend des proportions démesurées. Peut-être est-ce parce que ma nature anxieuse trouve un certain réconfort dans ce genre de récits, une sorte de « quand on se compare, on se console »? Toujours est-il que j’aime tellement les histoires de cette nature que j’en ai fait mon sujet de mémoire pour la maîtrise, et qu’une bonne majorité des nouvelles que j’écris abordent cette thématique! J’aimerais aujourd’hui vous faire découvrir un petit roman dans cette veine, qui compte parmi mes préférés du genre.
La plupart des gens connaissent l’auteur Patrick Süskind pour son chef-d’œuvre Le Parfum, maintes fois réédité et adapté au cinéma. Toutefois, peu de gens ont entendu parler de son roman Le Pigeon, texte de 89 pages qui gagne à être connu. Ce court roman raconte l’histoire de Jonathan Noël, un vigile de banque âgé d’une cinquantaine d’années, pour qui la vie est un long fleuve tranquille… et a intérêt à le rester. Ayant subi un traumatisme dans son enfance, soit la déportation de ses parents dans les camps durant la Seconde guerre mondiale, Jonathan est convaincu de ne pouvoir se fier qu’à lui-même. Il réside depuis plus de 20 ans dans la même petite chambre louée, occupe le même emploi ennuyeux, suit scrupuleusement une routine de laquelle il ne déroge pas. La spontanéité et les imprévus ne l’intéressent pas. Et c’est là que survient le drame, alors qu’un matin, il ouvre la porte de sa chambre pour se rendre à la salle de bains.
Un pigeon se tient sur le carrelage. Un pigeon qu’il abhorre, qui lui fait une peur bleue, qui l’oblige à retourner se terrer dans sa chambre, tremblant de panique. Et tout dégringole.
La présence imprévue du pigeon semble rappeler à Jonathan toutes les craintes enfouies au plus profond de lui-même, le déstabilisant et perturbant profondément sa routine. Cela le pousse à être en retard au travail, où il demeure distrait, occupé à ruminer sa crainte de l’oiseau durant toute la journée ; cela le rend maladroit, provoque des accidents, des malentendus, et Jonathan dérape, s’enfonce toujours plus profondément dans son angoisse…
J’ai adoré la finesse avec laquelle Süskind a su décrire toutes les variations de l’anxiété, allant du léger sentiment d’inconfort à la panique donnant l’impression que l’on va mourir. Tout au long du récit, on peut sentir l’affolement de Noël, plonger dans sa détresse avec lui… tout en étant parfaitement au fait que toute la situation est banale, risible même, et que tous les malheurs de Noël sont causés par ses impressions, sa perception. Comme quoi l’expression « vivre un enfer » n’a pas la même description pour tout le monde…
Ce livre a été pour moi une sorte de révélation, car le talent de l’auteur m’a permis d’avoir réellement l’impression de comprendre Jonathan, à travers d’habiles descriptions et un rythme soutenu. Je vous recommande vivement ce petit bijou, si vous avez envie de découvrir (ou redécouvrir!) une plume d’une efficacité brutale et d’effectuer, lentement, une descente tout en nuances dans la psychologie d’un personnage tourmenté.
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Le Pigeon, Patrick Süskind
Éditions Livre de poche
89 pages
ISBN: 9782253047421