Outspoken, de Julia Serano, compile les textes et essais cumulés pendant dix ans d’activisme transféministe et transgenre. Cinq chapitres contiennent les essais inutilisés dans les dernières publications, les articles de blogues ayant pris la poussière et les œuvres présentées uniquement devant le public. Le tout est commenté par l’auteure, avec la perspective que lui a conféré toutes les années écoulées. Quel est le passage qui a retenu mon attention? C’est au début, un chapitre consacré au volet artistique de la carrière de cette auteure prolifique.
Les textes créatifs de Serano, au nombre de 19 dans cette publication, sont généralement des œuvres de « spoken word ». Le style de l’auteure ne joue pas particulièrement dans la subtilité ou le recours à l’imaginaire : elle avoue d’ailleurs elle-même que le fait de partager ses textes sur scène l’encourageait à emprunter un style choquant qui fait bien réagir le public. Néanmoins, les anecdotes qu’elle raconte ont toujours une portée plus grande, elles sont la partie qui contient le tout.
Les auteures trans anglophones et états-uniennes sont généralement plus lues que celles d’une autre nationalité ou d’une langue différente, alors j’essaie de faire un mouvement inverse dans mes articles en soulignant le travail d’autres femmes. Néanmoins, je crois qu’il est nécessaire de rester au fait de tous les discours en circulation, surtout ceux artistiques qui sont souvent mis de côté. Le langage de l’art est une façon de communiquer des idées nouvelles et une perspective alternative, au même titre que les essais sociologiques ou philosophiques. De plus, leur forme attrayante a un facteur rassembleur et accessible pour une communauté marginalisée. Outspoken dresse une carte qui permettra aux femmes trans de trouver leur propre chemin, que ce soit dans leur vie personnelle ou dans leur pratique artistique.
Des mots qui contiennent l’Histoire
Le premier texte, Vice Versa, est une nouvelle qui décrit une rencontre entre Julia et une autre femme qui a un rapport ambivalent vis-à-vis de son genre. Le vocabulaire permet de voir l’effet du temps sur les mots. Alors que nous vivons à une époque d’éclatement des termes pour définir les variantes dans l’identité sexuelle et le genre, les personnages de l’anecdote ont plutôt recours à des paraphrases et à des approximations. Ainsi, un personnage se décrit « femme qui aime les hommes, mais qui fantasme en s’imaginant avoir un pénis et le rôle actif avec un homme ».
Outspoken laisse aussi voir des affinités entre la culture trans et la culture gaie qui sont maintenant moins à l’avant-plan. L’auteure parle de « shemales » et de « cross dressing » en racontant son parcours de genre, alors que désormais toutes associations entre les femmes trans et la pornographie ou les dragues queens sont généralement mal vues. Le choc intergénérationnel des perspectives permet d’en ajouter au facteur percutant de certains passages :
« years of potions and spells, crossdressing rituals designed to conjure up the girl in me, just so I could catch a glimpse of her reflection in a bathroom mirror or store front window. »
Parler de soi à ses semblables
Dans son texte Super Hero, Serano raconte ses jeux d’enfants, non pas avec des poupées Barbie, ni même avec des G. I. Joe, mais plutôt avec les figurines de superhéros. Elle parle de l’affection qu’elle éprouvait pour ses personnages qui vivent dans l’ombre, déguisés, et qui doivent se tenir à distance de leur entourage pour le protéger du poids de leur secret. Le récit classique où une jeune fille trans devait se différencier des garçons en rejetant les jeux de garçons est subverti. Au lieu de faire entrer sa vie dans un récit conventionnel et logique, Serano aborde les moments où elle paraissait être masculine, mais où son discours intérieur partageait une tension inusitée.
Outspoken permet de jouer avec les attentes des lecteurs présentant des thèmes plus difficiles à récupérer pour un combat « féministe » ou même « transféministe ». Julia partage son intimité, sans chercher une légitimité en donnant à son discours une portée « utile » pour sa communauté ou pour les gens extérieurs.
Assumer la visibilité
Pour une frange de la communauté LGBTQIA+, le combat de l’heure est celui pour la visibilité. C’est naturel, puisque c’est un premier pas pour que les communautés forment une coalition et des alliances puissent avoir le poids politique pour apporter des changements de société, ou puissent attirer l’attention sur les enjeux auxquels ils font face. Néanmoins, une femme trans comme Julia Serano connaît les avantages et les dangers associés au fait d’appartenir à un groupe hypervisible. Dans « Scared to Death », l’auteure raconte à quel point chaque prise de parole la met à risque d’être prise pour cible. Quand elle monte sur scène, raconte-t-elle, elle souhaite prendre la parole pour toutes les femmes qui ont été réduites au silence à cause du climat violent de la société. Néanmoins, lorsqu’elle s’affirme fièrement trans, elle sait qu’il ne faut qu’un « asshole » dans l’assistance pour qu’elle soit prise comme cible une fois redescendue dans le public.
And every time I get up in front of a crowd to perform one of my out-spoken word pieces, I can feel myself morph into a slow moving target. And after the show, when I walk back to my car in the dark, I’ll be holding my breath, half-expecting that inevitable blow to the back of the head. And sometimes, I wonder why it hasn’t happened yet. And sometimes, I wonder why they don’t just get it over with. I just with I was dead.
Malgré la scène horrifiante, qui évoque une peur pour toutes les femmes trans qui souhaitent rendre leur identité visible, Serano décrit bien la pulsion irrépressible qui l’anime, celle de partager son point de vue, dénoncer les injustices, faire entendre sa voix.
Everyone needs to stop talking about transsexuals and listen to what we have to say for once!
Finalement, Outspoken est un excellent portrait d’un parcours activiste et permet de récupérer ce qui a été oublié dans les années de luttes transféministes. Je reste toutefois un peu sur ma faim, sans avoir trouvé des œuvres métaphoriques et compliquées comme je les aime. Le témoignage de l’auteure, qui choisit de se présenter aux autres telle qu’elle est, sans compromis, me donne toutefois envie de moi-même prendre la plume et écrire l’œuvre que je cherche à lire.
Qu’avez-vous appris par la lecture de textes artistiques?
Outspoken
Julia Serano
341 pages
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