Écrit au début des années 1970 par Sawako Ariyoshi, une écrivaine japonaise décédée trop tôt à l’âge de 53 ans, Les années du crépuscule est un portrait sans fards de l’angoisse de vieillir et, par conséquent, de la nécessité d’affronter sa propre mortalité pour mieux vivre.
Certaines lectures donnent le vertige. Parfois, c’est l’universalité de l’histoire qui nous fait entrevoir quelque chose de plus grand que soi ; parfois, l’authenticité des personnages nous fait oublier qu’ils sont des êtres de papier.
Ici, c’est la franchise de l’auteure qui donne le vertige. Lire ces mots, ces personnages, ce drame (qui se fait occasionnellement comédie cruelle) nous force à déposer le roman à quelques reprises pour se cacher les yeux ou pour rire nerveusement. L’apparente épaisseur du trait qui sert à souligner les relations familiales, les paradoxes culturels et les travers des personnages donne à ce roman lucide une profondeur qui bouscule son lecteur jusqu’à la toute dernière ligne.
Le drame ordinaire
Akiko, une femme dans la quarantaine, mène une vie réglée comme une horloge. Entre le travail, la maison et la famille, elle fend le quotidien avec l’assurance de celle qui s’organise et qui prévoit. La mort subite de sa belle-mère bouleverse cet équilibre précaire. Elle doit maintenant apprendre à vivre avec le long déclin de Shigezo, son beau-père, un homme irascible et exigeant, qui glisse doucement vers la démence.
Le scénario vous est peut-être douloureusement familier, en ces temps où l’on devient aidant naturel sans s’en rendre compte. Si vous avez mon âge, le vieillissement des parents et des beaux-parents favorise la pousse de cheveux blancs et les nuits passées à contempler le plafond. Parce que voir ses parents vieillir, c’est voir la fragilité s’incarner où elle n’y était pas le mois précédent. C’est aussi se dire, le souffle coupé: « On est rendu là. »
C’est surtout prendre conscience qu’on se rappelle de nos parents lorsqu’ils avaient notre âge, et misère qu’on les trouvait vieux…
Entre le devoir et le choix
La dure beauté de ce roman réside dans la façon dont les personnages se font métaphores, en incarnant et exprimant sans censure l’anxiété, la peur, et la rage face au vieillissement de l’autre, et par conséquent, à son propre déclin. C’est un grand théâtre des angoisses, et c’est à la fois provocant, enrageant et libérateur.
Un personnage se réjouit de l’invalidité de sa mère dominatrice, maintenant impuissante devant elle. D’autres essaient d’échapper au quotidien, incapables de gérer la panique qui les envahit. C’est le cas de Nobutoshi, le mari d’Akiko, qui fuit toute responsabilité face à son père et qui en laisse la charge entière à son épouse. Malgré sa honte devant sa passivité, son sentiment de dégoût est tel qu’il ne peut se résoudre à prendre le relais d’Akiko.
Il va sans dire que ce roman est également une critique cinglante du rapport entre les sexes dans le Tokyo des années 1970, et annonce la réalité à venir d’une société japonaise vieillissante. L’auteure, qui admirait Simone de Beauvoir, brosse un personnage de « femme ordinaire » d’une grande justesse. Le personnage d’Akiko rage, se débat, s’indigne, hurle et pleure tout en faisant ce qu’il faut faire. Elle accompagne son beau-père dans le jardin la nuit quand il a besoin de faire pipi (il ne veut plus utiliser la salle de bain). Elle lave son dentier. Elle part à sa poursuite quand il s’échappe dans les rues de Tokyo. Elle change sa couche lorsqu’il devient incontinent.
Et malgré cette intimité forcée avec une personne qui partage une partie de notre histoire, ce sentiment du devoir imposé, la laideur des dérèglements du corps, l’auteure nous rappelle qu’il y a tout de même suffisamment d’espace pour que se tissent des liens ténus et délicats entre les cœurs.
Un roman vous a-t-il déjà bousculé et apaisé tout à la fois ? N’hésitez pas à en partager le titre avec nous !