Les désordres amoureux, c’est le roman des échecs amoureux à répétition, des patterns qui reviennent, des désirs illusoires, de l’éternelle insatisfaction, bref, du côté « laid » des relations amoureuses. L’histoire, une autofiction assumée, se concentre autour des amours de Marianne, jeune femme dans la vingtaine qui fait son chemin dans la vie, entre le dépôt de son mémoire de maîtrise, ses jobs dans la restauration, son désir d’écrire, ses escapades en voyage et surtout, les hommes qui viennent et qui repartent.
L’amour, le désordre et Marianne
Marianne – prénom qui résonne avec celui de l’auteure – est quelqu’un d’intense, d’impulsif et d’un-peu-trop-toute. Elle a un caractère fort, elle sait ce qu’elle veut et elle l’affirme bien haut. Mais malgré cela, c’est aussi une fille qui se cherche, une personne vulnérable qui agit en suivant ses émotions, non sans le regretter parfois, par la suite. Elle est proche de ce qu’elle est et de ce qu’elle ressent, et c’est ce que j’aime particulièrement chez elle. Elle est extrêmement lucide, entière et vraie.
Le roman met en scène l’amour – partout – mais surtout la difficulté d’aimer, de dealer autant avec l’autre qu’avec ses propres sentiments et désirs. Marianne s’accroche à des garçons qui sont mauvais pour elle, s’empêche d’avancer en ressuscitant de vieilles histoires qui traînent, autosabote ses relations, bref, jongle avec les hommes aussi bien qu’avec elle-même en tentant de se dépêtrer.
Les larmes montent. Un bouillon laid qui part du cœur et déborde sous les paupières. Une certitude : je me rends malheureuse. Une autre certitude : la seule solution, c’est de me sortir de cette relation. Lui, il a ce qu’il veut. Moi, je consens à de vieux débris en imaginant un chalet au bord du lac Rond. C’est comme si je m’arrangeais pour me faire mal, comme si je le faisais exprès. Il faut que ça arrête. (p. 22)
La sexualité a une place importante dans le roman. Elle est décrite de manière crue, mais surtout réaliste et sans flafla. Marie Demers ne s’enfarge pas dans des préambules et ne met pas de gants blancs. Et pourtant, ces épisodes sont loin d’être froids et fades : on n’est jamais bien loin de la tête de Marianne et de ses émotions.
Le roman se présente sous une forme déconstruite, dans laquelle les épisodes racontés par Marianne ne nous sont pas offerts en ordre chronologique. La narration saute d’épisodes passés et présents à futurs sans souci de linéarité, mais on ne sent pas qu’ils sont pêle-mêle pour autant. La force de cette forme déconstruite est plutôt qu’elle donne l’impression d’être tout à fait ordonnée et très bien ficelée. On sent que l’auteure sait où elle s’en va. La non-linéarité vient aussi servir le récit et celui-ci s’en voit bonifié, enrichissant notre rapport à l’histoire et au personnage tout en nous permettant de mieux le saisir.
Écrire le « vrai »
Dans Les désordres…, Marianne écrit. C’est plus fort qu’elle et pourtant, ce n’est pas plus facile. La narration met en place l’écriture dès les premières pages, par petites bribes qui se mêlent à l’histoire comme à la vie de la narratrice, toujours en toile de fond, jamais bien loin. Mais l’écriture n’est pas fluide, elle est récalcitrante, rude. Marianne, qui veut écrire quelque chose de « plus vrai », cherche à enfin trouver le titre, le ton, les mots pour le faire.
Il faut que j’écrive. J’écris parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. J’écris parce que c’est mon seul talent. Il est impératif que je ponde une suite de mots fascinants au sein d’une structure formidablement singulière (mais sensée et évocatrice), dans ce qui constituerait ce qu’on pourrait qualifier d’histoire ou, mieux encore, de roman. Il n’y a aucune autre avenue possible. Sinon, ma vie pourrait tout aussi bien s’arrêter ici. Sinon, je ne sers à rien.
Sinon, je ne suis rien. (p. 15)
Son voyage en Colombie offre de ce fait un recul à la fois pour le personnage – qui peut alors se mettre à écrire – et pour le lecteur, qui peut respirer des épisodes plus lourds de la vie de Marianne. La narration est alors plus légère, humoristique, aventureuse, on se retrouve avec le personnage au cœur de situations loufoques qu’elle nous raconte avec moult détails. Et Marianne, enfin, écrit.
Marie Demers a cette capacité incroyable d’exprimer les sentiments amoureux avec justesse. De plus, avec son regard extrêmement lucide et en ne mâchant absolument pas ses mots, elle réussit toujours à rendre les émotions avec un grand accent de vérité. À plusieurs reprises, je me suis retrouvée prise de court devant le regard que Marianne porte sur elle-même. Jamais elle ne retient ou ne cache quelque chose au lecteur : tout est dit, et parfois, ça fait mal. Ça fait mal, parce qu’elle dit des choses que, normalement, on ne dit pas. Ou qu’on ne s’avoue pas. Comme quoi, même si la protagoniste est forte et indépendante, il y a quand même des moments où elle ne vole pas haut. Au fil de ma lecture, j’ai été attendrie par les choses qu’elle se permettait de dire, qu’elle confiait au lecteur, ce qui rend le personnage de Marianne vraiment complexe et humain.
Je laissais la porte du balcon arrière débarrée et il venait me rejoindre dans mon lit, la graine dure. Moi, je l’attendais, mouillée, le désirant et lui en voulant tout autant. Au fond, j’avais moins soif de sexe que de complicité : mille fois, j’aurais troqué une invitation à bruncher contre la petite vite ordinaire. (p. 17)
Marie Demers a ainsi une incroyable façon de se mettre à nu dans l’écriture, sans jugement. Et je crois que ce qui fait la plus grande force du livre, c’est que le personnage, s’il n’est pas toujours représenté de manière glorieuse, ne cesse jamais d’être vrai et touchant.
Quant à son écriture, je l’aime d’amour. Plus confiante et maîtrisée que pour son premier livre, elle est à la fois intime et trash, mais surtout fluide et coulante – ici pas dans le sens qu’elle est douce, mais qu’elle est assumée. Parce que l’écriture de Marie Demers est surtout brute et asymétrique, avec ses angles prononcés, ses contours pas droits et son rythme cassant. On s’enfarge dans ses phrases courtes et longues qui s’alternent, dans ses expressions proches de l’oralité, ses phrases anglaises et ses sacres.
J’ai déjà fait éclater mon iPhone en le propulsant au bout de mes bras, de toutes mes forces. Kin toé. Il a rebondi quelques fois sur l’asphalte avant d’atterrir. La pluie semblait amortir le son de ses pirouettes. […] Cinq minutes plus tard, je m’effondrais à côté de mon défunt appareil. Des larmes se mélangeaient au crachin du ciel sur mon visage. Qu’est-ce que j’allais faire? Le stress, l’angoisse et la honte m’ont envahie. Carte de crédit pleine. Carte de débit vide. Ostie, ostie, ostie. (p. 11)
En ce qui me concerne, je n’ai jamais magiquement changé mon fusil d’épaule au sujet d’un homme. Si je ne suis pas intéressée, je reste pas intéressée. Il n’y a pas, il n’y aura jamais de « je ne voulais pas être avec toi, mais là, ça y’est, je suis prête, oui, tu avais raison, you’re the shit, my shit, let’s fucking love each other ». La demi-mesure n’existe pas. (p. 20)
Son écriture est à l’image du personnage, c’est-à-dire vraie mais intense, crue mais vulnérable. Sa plume est proche de son cœur et de ses tripes, elle est franche et dure, mais toujours extrêmement vraie. De plus, j’aime la façon dont elle s’approprie l’écriture et la langue, par des expressions qu’elle invente et qu’elle « institue », en quelque sorte. Celle de l’« amoureux
record » est ma préférée. Et les référents qu’elle utilise à la tonne ancrent son récit dans un présent dans lequel on se reconnaît : « Mes doigts en parfaite position tap touche » (p. 12); « Le matin, on triait nos Lucky Charms en regardant Dora l’exploratrice (on finissait par manger uniquement les guimauves multicolores et on remettait les insipides céréales restantes dans le sac). » (p. 16)
Une mention d’amour aux fameuses listes «T’es pas fait pour moi si… », « Je peux faire exception, mais j’aimerais mieux pas que… », « J’aimerais que » et « J’ai besoin que » (p. 75-78), ainsi qu’à son pug « Bébé Henri IV de Montréal », si magnifiquement décrit. Et à quelques passages résolument cutes comme « J’ai couru dans les bras de Manu qui m’a enlacée, presque par réflexe. Il a ouvert la porte de l’édifice et on a gravi lentement les marches jusqu’à notre appartement, pressés dans cette étreinte particulière qu’on avait pris plus d’un an à perfectionner. » (p. 14)
Il y a quelque chose chez Marie Demers de fort, de cru et d’intense. Je vous conseille de vous procurer ce livre dès que vous le pouvez. Moi, je m’y replonge aussitôt.
Croyez-vous la littérature capable d’exprimer avec justesse la complexité et les nuances des sentiments?
Ton texte me donne vraiment beaucoup le goût de le lire. Est-ce que tu me le prête?
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Oui avec plaisir!! 🙂
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