C’est par hasard que j’ai lu Du domaine des Murmures et que j’ai découvert l’écrivaine Carole Martinez. Je choisis normalement scrupuleusement mes lectures en fonction de suggestions trouvées sur des blogues, à la radio, dans le journal, etc. J’ai emprunté Du domaine des Murmures parce que le Moyen-Âge me fascine. Je ne connaissais rien du récit et j’ai été soufflé par ce roman qui se réapproprie le merveilleux pour créer un conte poétique singulier. Par la suite, j’ai lu le Cœur cousu, premier roman de l’auteure, dans lequel j’ai retrouvé ce style, ce rythme, ce souffle et des thématiques semblables malgré deux univers bien distincts.
Des personnages féminins marginalisés
Du domaine des Murmures raconte l’histoire d’Esclarmonde qui, pour échapper à un mariage imposé, décide de se faire emmurer. Si le geste d’Esclarmonde nous semble tout à fait inusité, ce phénomène existait bel et bien au Moyen-Âge. Certaines femmes décidaient de se reclure pour toujours dans une cellule de quelques mètres contiguë à une église où seule une petite ouverture leur permettait d’avoir un contact avec le monde extérieur. Je me suis demandé comment un roman dans lequel le personnage principal reste prisonnier de quatre murs pourrait être intéressant. Et pourtant, c’est en partie ce qui fait l’originalité du livre et rend le récit si fascinant. Ainsi, captive volontairement de sa cellule, Esclarmonde regarde le monde qui l’entoure de sa fenestrelle. Elle devient celle qui accueille les confessions.
Dans Le Cœur cousu, Soledad la solitaire raconte l’histoire de sa mère Frasquita, qui a un don pour la couture et la broderie, grâce à une boîte magique transmise de mère en fille depuis plusieurs générations, ce qui la distingue et l’éloigne des gens de sa communauté. Le récit, qui se déroule dans un village replié sur lui-même, aborde la question de ces femmes stigmatisées socialement et craintes parce qu’elles sont différentes.
Entre religion et superstition
Les deux romans de Carole Martinez se situent dans des époques et des lieux imprégnés de ferveur religieuse. Mais les gens pieux sont aussi les plus superstitieux. Dans le village espagnol de Frasquita, les croyances se transforment en superstition, la messe du dimanche devient l’occasion de se juger les uns les autres et les rites chrétiens de la semaine sainte se transforment en guerre entre les porteurs du Christ et ceux de la Vierge. Même le padre, prêtre bienveillant et lucide, doit calmer les ardeurs et les accès de folie de ses fidèles. Dans Du domaine des Murmures, Esclarmonde, la recluse considérée comme une sainte, devient un symbole intouchable aux yeux des paysans, et ces derniers entretiennent toutes sortes de croyances qui leur font craindre la nuit.
La nuit venue, la terre n’appartenait plus ni à Dieu ni aux hommes. À la nuit, les cauchemars s’incarnaient et rôdaient autour des endormis. Des amulettes, des prières, de vieux rituels protégeaient les maisons d’une foule de créatures terribles qui s’emparaient alors des bois. On priait pour ne pas être dévoré par les loups-garous, attrapé par des mains invisibles et traîné en des grottes souterraines, pour que les monstres, les lutins, les démons n’emportassent pas les nourrissons, pour que la mort ne vînt pas hurler sur notre toit. (Du domaine des Murmures)
Et le texte lui-même prend parti de tout ce mélange puisqu’il plonge le lecteur dans un univers qui oscille entre le merveilleux et le réalisme.
La folie humaine et la violence
Et cette peur ancrée chez le peuple le mène inévitablement à la violence. Les deux romans mettent en scène la folie humaine derrière les conflits et les guerres. Le peuple est un personnage imprévisible et irrationnel qui se laisse mener par ses craintes ou par ses désirs sauvages. Des petites violences populaires du quotidien contre la différence aux Croisades ou aux révoltes politiques en Andalousie, en passant par les violences sexuelles et les violences faites aux femmes, l’écriture de Carole Martinez explore sous plusieurs aspects la brutalité et parfois l’horreur qui font partie des sociétés humaines. La scène du mariage de Frasquita dans Le Cœur cousu en est un des plus beaux exemples, tandis que la jeune fille se fait détester parce qu’elle porte une robe trop belle.
Coupée en deux, l’énorme masse se rétractait en silence de part et d’autre de sa trajectoire, puis se reconstituait derrière elle dans une affreuse rumeur. Son sillage était plein de remous, de désordre, de violence. […] On cherchait une issue, une façon de faire cesser ce scandale, on se torturait en supposition, on grimaçait de colère. Les visages furent plus laids, plus crispés que jamais. Les bras, les jambes en tremblaient. […] Ça jasait, ça critiquait le manque d’humilité de la famille. Et puis soudain, ça sortit de sous les porches et ça cracha en plein soleil, à la face de la mariée. Personne ne voulait croire que cette merveille avait été gagnée à coups d’aiguille par la mariée elle-même et les noces faillirent être gâchées. (Le Cœur cousu)
Si j’ai trouvé certains passages empreints de cruauté, de perversité et parfois même difficiles à lire, l’écriture de Carole Martinez réussit à adoucir le dégoût tout en préservant le sentiment de révolte.
Un style envoûtant
Tout m’a plu dans l’œuvre de Martinez : les thématiques, les personnages et surtout le style. Les thèmes, comme l’aliénation des femmes, la folie religieuse, la maladie et la mort, toutes ces réalités brutales associées à d’autres époques, sont sublimés par une prose poétique pleine de mystère et de merveilleux.
Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l’oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. (Du domaine des Murmures)
Et vous, avez-vous déjà découvert un livre un peu par hasard qui fait maintenant partie de vos lectures préférées?
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