Opa, mon grand-père, était dans la marine militaire et a fait plusieurs fois le tour du monde sur son bateau. J’ai passé mon enfance à écouter ses histoires de voyage (la guerre en moins). Quand il nous parlait de cette période de sa vie, il nous décrivait Terre-Neuve comme le plus bel endroit qu’il ait jamais vu.
Il nous a quittés il y a deux ans maintenant. Bien que je n’aie jamais été aussi proche physiquement de cette île merveilleuse, je ne me sens pas encore prête à aller la voir de mes propres yeux. Au détour d’une discussion avec un de mes collègues qui va à Terre-Neuve chaque année, il m’a conseillé la lecture de ce livre d’Annie Proulx.
Alors laissez-moi vous présenter Quoyle, le personnage principal : il est mou, peureux, a constamment honte de lui-même et de son menton proéminent, et sa plus grande préoccupation est de tenter de se faire oublier. Il a ainsi pris l’habitude de se contenter de ce qu’on lui donne (du mépris le plus souvent), considérant qu’il n’est pas digne de mieux.
Il fait un mariage désastreux avec une femme mauvaise qui le trompe ouvertement et le maltraite, s’occupe de son mieux de ses deux filles et a de petits boulots entre ses piges irrégulières pour la section communale du journal local de Mockinburg (NY).
En quelques jours, tout son pitoyable monde s’effondre : comme ses parents meurent, son père lui laisse pour instruction de contacter l’une de ses sœurs. Quand, 24h plus tard, la tante arrive, c’est pour trouver Quoyle seul et en lambeaux alors que sa femme l’a quitté salement.
La tante prend pitié de ce mollasson et lui propose de partir vivre avec elle dans la maison familiale à Terre-Neuve. A défaut d’avoir une meilleure idée, Quoyle trouve un emploi dans une gazette locale et la suit avec ses filles.
Ils arrivent donc à Terre-Neuve dans une maison isolée et abandonnée depuis près de 40 ans où il y a tout à refaire.
Une terre contrastée
Annie Proulx va et vient sans cesse entre la beauté incroyable des paysages et la rigueur du climat. Ses personnages sont à l’image de l’île : ils sont bourrus, rugueux, violents ; mais sont pourtant aussi ouverts, accueillants, chaleureux et solidaires.
Le lecteur est porté d’un extrême à l’autre avec beaucoup d’humour et de finesse. Oui, des fois la vie est moche, mais il faut tout de même continuer. Alors on en rit, puis on continue.
Grâce à l’Eider cancaneur, la gazette que Quoyle rejoint à Terre-Neuve, Annie Proulx décrit bien les difficultés autant économiques que sociales rencontrées par les habitants de l’île. Le roman a beau se dérouler dans les années 1990, les personnages sont encore aux prises dans une économie de subsistance, où ils sont tous un peu artisans mais surtout as de la débrouille.
Assumer ses origines
Le père de Quoyle a quitté Terre-Neuve avec toute sa famille alors qu’il n’était qu’un adolescent. En retournant à la maison familiale dans la baie du Balourd, Quoyle se rend compte que sa famille a durablement marqué la région, au point d’en avoir influencé la toponymie. Oui, la baie du Balourd a été nommée ainsi à cause de ses ancêtres particulièrement tannants.
Où qu’il aille, il se confronte à leur passé. Chaque rencontre est l’occasion d’une anecdote sur sa famille qui le met mal-à-l’aise. Pourtant les locaux reconnaissent sa différence et l’acceptent sans préjugés.
Quoyle est ainsi accueilli et intégré à la communauté de Patte-de-Grappin et, à sa grande surprise, il en devient même un membre très apprécié.
S’accepter
Dès le début, on sent bien que Quoyle s’est résigné au malheur. Il a de tous temps encaissé les méchancetés de son père, de son frère puis de sa femme sans jamais rien dire. En permanence dénigré par le regard des autres, il se complait dans son image d’incapable et n’essaie même plus de faire quoi que ce soit de nouveau.
Sincèrement, un homme de ce genre, qui arrive sur un île comme Terre-Neuve, je m’attendais à le voir s’effondrer en quelques pages.
Mais finalement, face à la rigueur de la vie sur l’île, il n’a d’autre choix que d’essayer enfin et d’apprendre à se faire confiance. Une fois sa vie dépouillée et désencombrée des attentes inaccessibles imposées par une société pour laquelle il était totalement inadapté, il a pu enfin trouver sa place dans un groupe.
Soudain, par touches aussi fugaces qu’imprévues, dans des moments d’une banalité sans nom, il se met à ressentir du bonheur. Gratuitement, sans la moindre raison. Juste comme ça, parce qu’il s’y autorise enfin.
Une île exceptionnelle
En fait, je ne cherchais dans ce livre que des images et des paysages qui puissent me permettre de comprendre ce que mon grand-père a tant aimé. En le fermant, j’ai eu en effet l’impression de le comprendre un peu mieux, mais pas dans le sens auquel je m’attendais. L’île n’est pas seulement belle; de part sa nature, elle force celui qui la foule à se délester de tout ce qui ne lui est pas essentiel.
Quoyle n’est pas un autre homme à la fin du roman, il n’a absolument pas changé. Il est toujours peureux, mais il prend sur lui ; il manque toujours autant de confiance en lui, mais il va au-delà ; il a toujours l’impression de ne pas mériter l’amour ni le bonheur, mais il apprend à les accueillir tout de même.
Ce livre m’aura vraiment beaucoup étonnée en m’ouvrant une voie vers une plus grande acceptation de moi-même. Le voyage que j’entreprendrai en mémoire d’Opa ne sera pas parfait, mais je saurai faire avec.
Et vous, quelle destination choisiriez-vous pour un voyage d’introspection ?