Si on devait faire un personnage à partir de ma mère, ses attributs seraient le peignoir, la tasse de café et le livre. Bien qu’étant une grosse dormeuse, elle se lève bien plus tôt que nécessaire, juste pour avoir le plaisir de traîner à la table du déjeuner en peignoir avec sa 4e tasse de café devenue froide et son roman.
La lecture selon ma mère
Il y a 2 choses essentielles dans ses habitudes de lecture :
La première est qu’elle préfère les livres qui finissent bien. Ainsi, elle n’a jamais lu la fin de La petite sirène d’Andersen, et elle a une attirance particulière pour les romans policiers (qui finissent bien par définition, puisque le coupable est toujours découvert). D’ailleurs, les polars, elle les commence souvent par les dernières pages, comme un épisode de l’inspecteur Columbo : le nom du coupable n’a pas d’importance réelle, tout l’intérêt est dans l’enquête.
La deuxième est qu’elle ne sait pas choisir. Alors un jour, elle a décidé de lire les livres de la bibliothèque du village par ordre alphabétique, quel que soit le genre, voire même la langue (elle lit aussi l’allemand). Quand elle a épuisé la bibliothèque du village, elle s’est attaquée à la bibliothèque de mon frère (Terry Pratchett, David Gemmel, Stephen King…) et à ses mangas (Dragon Ball, Bastard, City Hunter…).
C’est ce qu’elle nous a transmis de plus fort : toute lecture est bonne, il n’y a pas de hiérarchie de genre, d’auteur ou de lecteur. Jamais elle n’a émis le moindre jugement sur nos choix de lecture, rien n’était jamais trop difficile ou léger pour notre âge, trop ci ou pas assez ça… Nous allions chaque semaine à la bibliothèque, choisissions et lisions en toute liberté ce que vous voulions, pis c’est tout.
Un pivot de la transmission
Il n’est alors pas très étonnant que son premier acte de grand-mère ait été d’acheter des livres. Forcément, ils tiennent une place importante dans sa relation avec son petit-fils. C’est d’ailleurs ce qui fait la joie du loulou quand il retrouve sa Oma : la valise pleine de livres et les heures qui s’annoncent à les lire et relire jusqu’à les connaître par cœur, au mépris de toute règle qui s’appliquerait normalement. Leurs heures de lecture deviennent un acte de résistance face au quotidien et au fait que nous vivons sur des continents différents. Elles leur permettent de construire des liens si forts qu’ils tiennent malgré les séparations longues grâce aux citations qui entrent alors dans notre langue familière à force de blagues entre eux.
Je vais laisser la parole à ma mère pour qu’elle puisse vous expliquer un peu mieux ce que ces moments représentent pour elle.
Seuls au monde et hors du temps
La porte est fermée, maman s’affaire dans la cuisine et ne peut plus nous entendre. Dorénavant nous sommes seuls au monde, lui et moi, dans la pénombre de ma chambre. Ce moment nous appartient.
Je suis installée confortablement sur mon lit, il est blotti contre moi, ses doudous serrés contre lui. Une tâche ardue nous incombe : choisir, dans le trésor empilé à nos pieds, l’album que je lui lirai ce soir. Mais voilà, il a de nombreux albums préférés et une seule solution s’impose : il faudra en lire plusieurs. Je le soupçonne de nourrir, tout comme moi, l’espoir de faire durer le plus longtemps possible ce moment d’intimité ponctué de marques d’affection et de complicité.
Pourtant maman a dit « un seul ». Maman a dit « Il est fatigué, il doit dormir ». Mais que peut une maman contre une alliance aussi forte que celle qui peut exister entre une grand-mère et son petit-fils ?
Bien sûr, Maman aussi lit des histoires, mais voilà, maman n’est pas qu’une maman. C’est aussi une ménagère, cuisinière, lingère… Elle porte tant de responsabilités, préoccupations ou tracas quotidiens sur ses épaules que quand elle lit, elle n’oublie jamais qu’après, elle a encore mille choses à faire. Pour elle, il est toujours l’heure de quelque chose.
Une grand-mère a conscience qu’une occasion perdue est une occasion qui ne se présentera peut-être plus. Elle sait que le temps s’écoule, que chaque moment est unique et ne reviendra plus. Demain, ce sera peut-être trop tard. Alors, elle prend le temps, le temps de rire, de faire rire, de regarder en détail les illustrations, d’imaginer la suite de l’histoire, d’inventer une autre fin. Une grand-mère n’a qu’une priorité, celle du plaisir immédiat car plus jamais il n’aura 6 ans, 2 mois et 4 jours.
Alors le cœur l’emporte sur la raison et nous faisons fi du monde entier. Lovés dans une bulle de plaisir, nous cultivons la complicité et construisons des souvenirs pour que cet instant trop court dure toute la vie.
Se construire une relation forte
La lecture du soir est un rituel très ancré chez nous, c’est un des éléments les plus importants pour la cohésion de notre famille. Quoi qu’il ait pu se produire dans la journée, nous nous retrouvons le soir pour lire notre histoire.
Moi, en tant que mère, je souhaite que le loulou soit à l’aise avec la lecture, qu’il se construise une culture générale solide, qu’il s’ouvre l’esprit, maîtrise sa langue maternelle. Ma mère, elle, n’a aucune responsabilité dans son éducation. Pour elle, le livre est un plaisir pur qui se suffit à lui même, un moment de partage hors de toute contrainte, juste de l’affection à donner. Chacune son rôle, chacune ses objectifs, nous nous complétons.
Ma mère et mon fils ont réussi à pousser notre rituel encore plus loin, à en faire quelque chose qui leur appartient à eux seuls. Ils ont leurs lectures à eux, leurs livres qu’ils se gardent, très loin de ceux que le loulou partagerait avec moi. C’est leur pont au dessus du temps et de l’espace, leur point de rencontre, leur façon de s’amadouer mutuellement et d’évoluer ensemble. Grâce à ça, ils n’ont besoin de personne comme interprète pour se comprendre.
Et vous, quel rituel familial avez-vous créé autour des livres ?
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