Retrouver le père absent
Après le décès de son père, Céline constate qu’elle ne l’a pas vraiment connu, qu’il lui est quasi étranger. Il s’agit en quelque sorte d’un reproche qu’elle lui fait, mais surtout qu’elle se fait à elle-même. Ce projet de recherches se veut personnel, mais aussi documentaire et journalistique, car l’autrice y présente, entre autres, l’analyse de la signature de son père par une graphologue, parsème les pages du livre de photos d’archives et tente de récolter toutes les bribes d’informations à son sujet à l’aide d’entrevues enregistrées auprès de sa famille et de ses ami-e-s.
La mémoire comme seule matière
Elle interroge des proches avec des questions précises qu’elle reposera quelques années plus tard afin d’y déceler des éléments nouveaux, singuliers, qui lui permettront de définir Mario, son père. Céline désire confronter les paroles dites par les interviewés parce que la mémoire est une source instable et que les mots choisis ou modifiés par chaque individu peuvent être porteurs de sens inédits. Le temps fait la différence, bien que remuer les souvenirs du passé peut aussi être douloureux.
Elle va même jusqu’à questionner ses proches à elle qui n’ont pas connu son père. Ceux-ci s’appuient alors sur leurs souvenirs des anecdotes racontées par Céline. Ainsi, un travail de mémoire impressionnant est mis en place, celui de décrire le souvenir d’un souvenir. Toute vérité devient alors réduite à une fiction, à une histoire modifiée à plusieurs reprises pour qu’il ne reste que ce que le cerveau décide d’en garder.
Ses proches y donnent leurs interprétations et elles se mêlent parfois avec leur propre histoire personnelle. Il arrive même que Céline ait des blancs de mémoire, ces vides qui se creusent avec le temps, qui la poussent à volontairement remodeler des moments passés à la manière de scènes de film ou en se basant sur l’imaginaire collectif (sur ce qui aurait été convenu de vivre), sachant très bien que ce n’est certainement pas de cette manière que l’histoire s’est déroulée.
Pour faire son deuil, elle souhaite récupérer des parties de lui, mettre en lumière cet homme avec qui elle a entretenu une relation difficile.
« Mais le banal peut laisser plus de traces et faire plus mal qu’un drame bruyant, même quand il s’agit de la manière dont on doit cuire un œuf ou de la température à laquelle on boit son café. » (p. 31)
Elle ne cherche pas à se venger, mais plutôt à comprendre ses gestes et paroles, à s’expliquer ce regard triste qu’il portait et qui la hante encore. Elle éprouve également de la culpabilité de ne pas avoir été assez présente, de ne pas avoir voulu passer plus de temps avec lui, avec ce père absent, maladroit dans les rapports humains et à l’enfance malheureuse.
Du personnel au collectif
De ces souvenirs retranscrits, certains demeurent encore flous, d’autres semblent plus clairs, bien que perçus autrement par les membres de la famille. Parfois, les mêmes anecdotes peuvent se contredire et révéler autant des moments sans affects négatifs, des traces d’amertume, que des traumatismes cachés.
« Peut-être finirai-je aussi par trier mes photos pour construire un album fidèle à la mémoire que je souhaite conserver du passé. C’est pour ça qu’il faut prendre beaucoup de photographies, et souvent. Pas seulement pour se souvenir. Mais pour avoir l’embarras du choix quant à leurs possibles agencements. » (p. 35-36)
L’autrice réussit à transposer ce qui est personnel au niveau collectif en traitant de la mémoire, de l’oubli, des traumatismes familiaux et du deuil. Interprétés différemment, ces moments, ces parcelles de vie, sont les morceaux d’un grand casse-tête qui, lorsque mis ensemble, forment un portrait plus ou moins fiable d’un individu.
Ce livre nous révèle un travail de recherche dont le désir premier est de découvrir et de comprendre l’être aimé malgré la dureté de la vie. Constituée de fragments divers, cette œuvre littéraire peu conventionnelle parvient à souligner l’importance de dire et d’agir dans l’instant présent, là où se façonnent les souvenirs avant que les regrets s’installent.
Au côté d’Enfance de Nathalie Sarraute, Le drap blanc est un livre significatif sur le thème de la mémoire, de l’oubli, de l’enfance et de l’interprétation des souvenirs.
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Le fil rouge remercie Le Quartanier pour le service de presse.