Garder les yeux fermés, les mains posées sur les oreilles. Avoir le souffle court. Ne pas savoir où se diriger ni comment ouvrir la bouche pour crier. Et pourtant, avoir l’ultime certitude que la personne à nos côtés saura nous guider et aura la capacité de faire taire le bruit assourdissant des confettis. Certains nommeront ce sentiment amour, d’autres l’attribueront au destin. Mais il s’agit avant tout d’un récit d’appartenance et d’abandon, car dans le partage réside la plus grande des forces : faire face à nos peurs.
Intriguée par le flot de commentaires admiratifs, je me suis lancée dans la lecture du plus récent livre de la jeune autrice irlandaise Sally Rooney, intitulé Normal People. Bien que le roman ne soit pas encore traduit en français, le travail de Sally Rooney, quant à lui, commence à faire certaines vagues au Québec. Normal People est une œuvre qui illustre bien les maux d’une génération en quête d’amour-propre et qui tente de donner du sens à une vie marquée par l’excès et la violence. Retour sur une lecture de journée pluvieuse.
Vie et mort de l’innocence
Normal People explore la relation complexe entre Connell et Marianne, deux adolescents fréquentant la même école secondaire, puis la même université à Dublin. Située sur plusieurs années, l’action se déroule au courant des années 2000 et s’intéresse aux différences entre les classes sociales, à l’amitié et à l’amour, tout en abordant le mythe des âmes sœurs. Sommes-nous vraiment dépendants d’une seule personne au courant de notre vie? Est-il vraiment possible de se débarrasser du passé pour avancer?
Le livre se divise principalement en deux parties, soit l’adolescence et le jeune âge adulte. On y découvre deux jeunes gens en mouvement, marqués par les maux de leur propre génération. Mais malgré les années qui passent, les deux personnages sont marqués par des traumatismes et des insécurités qui ne sont apaisés que par la présence de l’autre. Normal People est donc le récit de la relation entre ces deux personnages, qu’elle soit de nature sexuelle, amicale, amoureuse ou haineuse.
D’emblée, il faut l’admettre, Normal People ne se démarque pas par son sujet, mais bien par l’audace de la plume de Sally Rooney. Bien que j’étais craintive à l’idée de m’aventurer dans un sujet aussi souvent exploité dans la littérature, je reste marquée par l’empreinte de l’autrice, qui dépeint une génération trouble, sincère et nostalgique. Même si l’action est ancrée dans la relation tumultueuse des deux jeunes protagonistes, on ne tombe jamais dans le cliché. Bien au contraire, la force qui les unit et qui les éloigne démontre la splendeur et la complexité qu’ont les jeunes gens à créer des liens honnêtes.
Si Normal People s’apparente à un récit d’amour, le lecteur comprend vite qu’il s’agit plutôt d’un récit sur la solitude et sur la difficulté à se conformer à un mode de vie imposé par des générations antérieures. C’est d’ailleurs pour cette raison que le livre ne peut être classé dans une catégorie en particulier. C’est un récit d’amour, de mouvance, d’appartenance et d’amitié. En choisissant d’illustrer le parcours de ses deux protagonistes sur une dizaine d’années, Rooney s’engage dans un long processus de dialogues et d’espace-temps. Le tout est assez bien maîtrisé, nous permettant de suivre l’évolution des peurs et des aspirations de Connell et Marianne. On y découvre ce moment de grâce qu’est le passage entre l’adolescence et l’âge adulte, sans oublier ses inclassables souvenirs et ses petits moments d’entre-deux, l’autrice préférant ne pas se limiter à ces deux espaces-temps.
Malgré certains moments de vertiges et de violences, on assiste à la prolongation de la maîtrise de Rooney. Et c’est probablement la plus grande réussite de cette œuvre. Qu’on soit dans la lourdeur ou dans la légèreté du récit, l’autrice reste toujours en parfait contrôle de ses personnages et de son récit. Le tout est marqué par une plume légère, sensible et parfois poétique. Jamais d’élan, jamais d’extase. On y livre un portrait sincère et cruel de ce que représente le passage à la vie d’adulte.
No one can be independent of other people completely, so why not give up the attempt, she thought, go running in the other direction, depend on people for everything, allow them to depend on you, why not.
S’aimer les yeux fermés
Les thèmes abordés par l’œuvre sont d’autant plus déstabilisants par leur sincérité et leur justesse. Faisant bien plus qu’élaborer les mœurs d’une génération, l’autrice aborde des sujets sensibles, telles la violence, l’autodestruction et l’anxiété. Sans verser dans le mélodrame, on suit le changement qui s’opère dans la vie de Marianne et Connell tout en observant leurs peurs et leurs angoisses se matérialiser. Si l’une n’a jamais réussi à se libérer de la violence psychologique et physique exercée par sa famille, l’autre n’arrive pas à se définir en dehors du regard de l’autre. C’est ce qui nous pousse à comprendre la force de ce qui les relie; le mal de vivre qui les habite ne peut être apaisé que par la présence de l’autre. C’est un long procédé qui plonge le lecteur dans l’attente, la curiosité.
Dès les premières lignes, on sent que cet objet littéraire sera beaucoup plus complexe qu’une simple histoire d’amour, de perte et de retrouvailles. C’est plutôt une manière pour l’autrice d’aborder le sujet de la solitude et de la dépression. Comment arriver à rentrer dans le moule imposé par la société? Comment devenir une vraie personne? Et surtout, comment y trouver le bonheur?
Normal People, c’est cette quête de normalité et de banalité. Tout au long de l’œuvre, on sent les deux protagonistes au bord du gouffre, comme si chacun d’entre eux repoussait la théorie du bonheur en se perdant dans des plaisirs futiles, tels la consommation, le sexe, voire l’éducation. Si bien que, plus les années avancent, plus les personnages voient leurs peurs prendre vie. Qu’est-ce qui fait de nous une personne heureuse, bien dans sa génération et dans son habitat?
Ce mal de vivre si puissant, qui traverse l’œuvre au complet, n’est atténué que lorsque Marianne et Connell se retrouvent ensemble, peu importe la nature de leur relation. Selon moi, c’est ce qui rend cette œuvre aussi unique. Ce n’est pas qu’une histoire d’amour, c’est une histoire sur le bruit ambiant qui assourdit tout, jusqu’à nous rendre aveugles. C’est l’histoire de deux personnes qui se comprennent et qui partagent les mêmes peurs, sans honte. C’est une manière de pousser le lecteur à accepter son identité et à faire valoir des questionnements logiques qui nous hantent dans une période aussi intense de nos vies.
If people appeared to behave pointlessly in grief, it was only because human life was pointless, and this was the truth that grief revealed.
Bien que troublée par la lecture de ce récit, je me sens en paix avec les propos recueillis, car rares sont les œuvres qui abordent la peur avec autant de sincérité et de délicatesse et qui, surtout, réussissent à la rendre tolérable. Normal People est de ces livres nostalgiques qui nous obligent à faire un travail d’introspection et qui, lors des jours pluvieux dans nos cœurs, nous donne la force de voir les choses sous un angle différent. C’est un livre doux, sincère, triste, et pourtant rempli de quiétude.