L’expérience de l’exil est, dans la littérature migrante québécoise, liée fortement au thème de la mémoire (1), mais celle-ci est présentée comme brisée, clivée et fragmentée. Le roman Ru de Kim Thúy est porteur de cette mémoire problématique tout en ayant la volonté de la partager et de la faire vivre. C’est ainsi que la narratrice nous transporte au fil des récits dans son enfance au Vietnam, son expérience traumatisante à bord des « boat people », son séjour de quatre mois dans des camps de réfugiés et enfin son arrivée au Québec, où elle s’installera définitivement. Les récits touchants, difficiles, parfois nostalgiques ou anecdotiques qui composent Ru se lisent pourtant comme l’eau douce d’une rivière qui s’écoule lentement, d’ailleurs le mot ru en français signifie, l’auteure le dit, « petit ruisseau » et « écoulement » au sens figuré. Les récits nous touchent et s’insèrent en nous sans nous faire mal, et pourtant les souvenirs racontés sont loin d’être doux. C’est que Ru est ficelé avec tant de finesse qu’une lecture seule ne nous est pas suffisante pour être réellement apte à mettre le doigt sur toute cette richesse qui le compose.
Ru de Kim Thúy est un roman en petits morceaux. Les petits récits qui le composent ne suivent pas d’ordre chronologique. L’auteure superpose et aligne les souvenirs en passant frénétiquement du passé au présent de la narratrice. Mais on remarque quand même une certaine logique dans l’enchaînement de ces récits d’où s’échappe un subtil fil conducteur, rappelant le processus de remémoration des souvenirs, où l’évocation d’un nous amène aussitôt à un autre. Et ainsi déboulent les différents petits récits de Ru, les uns suivant les autres au rythme de la mémoire retrouvée par petits bouts. Cependant, cette logique n’enlève en rien la forme de fragments que prennent les souvenirs racontés, et ceux-ci s’apparentent à une mémoire clivée à laquelle il manque plusieurs morceaux. C’est une mémoire qui « se perd, se dissout, s’embrouille avec le recul » et qui souffre du temps qui passe, que nous rencontrons à la lecture de Ru.
Ce qui porte ce roman, c’est qu’il se présente comme l’amalgame de plusieurs mémoires, et la narratrice devient en quelque sorte une porte-parole. À plusieurs reprises dans le texte, la narratrice s’éclipse derrière la voix d’un narrateur différent pour raconter l’histoire de quelqu’un d’autre. L’auteure perpétue, à travers ces récits collectifs, la mémoire de nombreuses voix oubliées, de victimes qui n’avaient pas de nom et qui sont morts anonymes, ces filles au corps de rêve qui portent sur elles « le poids invisible de l’histoire du Vietnam » (p. 131), « toutes ces femmes qui ont porté le Vietnam sur leur dos » arqué, mais dont l’Histoire avec un grand H a occulté l’existence. Le roman donne donc voix à des victimes et à certains groupes marginalisés qui avaient été jusque-là tenus au silence, souvent oubliés derrière les discours et récits officiels de l’Histoire. Le roman, par sa polyphonie, est porteur et catalyseur d’une multitude de mémoires et de vies. Ru devient donc, parallèlement au discours personnel de la narratrice, un lieu d’énonciation collective.
Et il y a la beauté de ce livre dans son ensemble. Les mots évocateurs, les phrases douces et poétiques, les images évoquées qui sont si belles. Le ton est celui d’une amie qui nous ouvre ses souvenirs du passé et qui nous raconte sa vie, à la fois tendre et ravagée par ce qui la compose.
Lire ou relire Ru, c’est suivre le flot des histoires, c’est comprendre, c’est être touché et bouleversé par ces récits du passé et du présent, c’est accepter de savoir et surtout de partager d’une voix commune l’histoire des autres. Et pourtant, Ru est apaisant et léger dans sa lourdeur, travaillé et coulant dans sa brutalité. Il émerge de ce roman une profonde vérité et un désir de vivre, qui vient nous toucher tout droit au cœur.
(1) Biron, Michel, Dumont, François et Élisabeth Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, 689 p.
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