Littérature étrangère
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L’Inde littéraire (2e partie) : L’équilibre du monde

Après avoir fini Shantaram, j’étais désormais au Bihar, l’un des états les plus pauvres et les plus peuplés de l’Inde. Un peu plus de 100 millions d’habitants, juste pour vous dire. C’est dans cette région où Bouddha aurait eu son illumination que j’ai poursuivi mes lectures indiennes avec le roman L’équilibre du monde de Rohinton Mistry.

Deux mois après l’avoir lu, je n’arrive toujours pas à m’expliquer ce qui m’a autant choquée et émue; c’est sans doute le livre qui m’a fait vivre le plus d’émotions jusqu’à ce jour. Peut-être est-ce la magnifique plume de Mistry qui rend ses personnages si humains, si attachants, qu’on ne peut supporter qu’une injustice de plus leur arrive. Peut-être était-ce aussi de constater que le récit que j’étais en train de lire pouvait être celui de l’homme assis près de moi dans le train, celui qui regardait curieusement le livre dans mes mains.

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Dans les rues étroites d’Amritsar, au Punjab.

C’est dans une Inde en plein changement, aux lueurs de son indépendance, que se campe L’équilibre du monde. Tout commence avec Dina, une femme qui ne peut se résoudre à abandonner son autonomie aux mains de son frère, un véritable patriarche. Dans sa lutte pour conserver son équilibre, elle en vient à partager son quotidien avec Maneck, l’étudiant venu des montagnes, ainsi qu’avec Om et Ishvar, deux tailleurs intouchables. Tous sont issus de castes et d’univers différents, mais le toit de Dina deviendra un nid familial bricolé de toutes pièces, une sorte de refuge… jusqu’au prochain malheur.

Dans cette vie où chaque instant de quiétude et de liberté est férocement gagné, les quatre personnages sont constamment happés par quelque chose de plus gros qu’eux; ils subissent la douloureuse histoire du XXe siècle en Inde. C’est à un rythme effréné qu’ils se voient bousculés entre la partition de l’Inde et du Pakistan, les affreuses stérilisations forcées par le gouvernement ainsi que l’avènement de la mondialisation peu clémente pour les commerçants locaux. Et au fil des événements, on se dit que c’est trop, qu’une personne ne peut supporter tout cela. Et pourtant, ça continue.

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La lessive dans le Gange (Varanasi)

L’équilibre du monde est un livre puissant, il n’y a pas à redire. Entre l’écho des machines à coudre d’Om et d’Ishvar, c’est la plainte de Fantine des Misérables qu’on croirait entendre. À travers Dina, personnage pour qui le travail et le logement seront des combats éternels, on pourrait voir apparaître le spectre des Raisins de la colère de Steinbeck. À leur façon, ces œuvres mettent toutes en scène l’injustice, celle qui traverse les époques et prend sans cesse de nouvelles formes, elle est intarissable.

En refermant le livre, j’étais loin d’en avoir fini avec lui. Je me demandais toujours ce qu’avait voulu dire Mistry avec son titre. L’équilibre du monde, au fond, était-ce celui précaire des personnages, toujours à un centimètre de s’effondrer, oscillant constamment entre de grandes joies et des peines insoutenables? Était-ce celui qui faisait en sorte qu’en me promenant la nuit à New Delhi, en route vers mon hôtel, j’apercevais des centaines de gens dormant dans les rues, parfois entre les deux voies de la route? Et quelle surprise de constater que le matin venu, ces mêmes gens se réveillaient et se lavaient, prêts à se rendre au travail.

C’est dans ces moments que je réalisais l’immensité du pays, un peu plus d’un milliard de vies qui cohabitent les unes collées sur les autres. Et dans ce tourbillon humain, c’est la vie qu’on peut voir surgir à tout instant, parfois dans les recoins les moins habitables. En y repensant, je me dis que c’est précisément là que réside l’équilibre; la survie impose de prendre ce qu’on refuse de nous donner, de fleurir là où l’on voudrait nous déraciner. Et c’est pourquoi L’équilibre du monde est une oeuvre essentielle : elle rend visible la vie invisible de la femme seule, elle raconte le récit indicible de l’intouchable. Une véritable leçon de dignité et d’insoumission.


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Un commentaire

  1. Amélie Panneton says

    J’ai commencé ce livre à un très mauvais moment l’année dernière & j’ai jamais été capable de le finir…! La succession ininterrompue de malheurs m’a achevée. Mais tu me donnes vraiment envie de m’y remettre!

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    • Florence Morin-Martel says

      Oh je te comprends tellement Amélie! C’est un livre qui fait mal, mais tellement essentiel. J’espère que tu pourras t’y replonger!

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  2. Michèle Morin says

    C’est un livre qui m’a aussi beaucoup marquée . Votre analyse , illustrée par vos photos et appuyée par votre expérience personnelle est très intéressante. Merci!

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    • Florence Morin-Martel says

      Merci à vous! L’équilibre du monde a été une de mes lectures les plus marquantes, en parler allait de soi, surtout après deux mois passés en Inde.

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