C’est un mémoire de souvenirs inventés, d’une femme trans qui ment pour mieux décrire sa vérité intérieure. La plume agile de Kai Cheng Thom, dans son premier roman de fiction Fierce Femmes and Notorious Liars, danse avec les archétypes communs dans la littérature trans : elle les renverse et les épouse, successivement. Il faut savoir que les livres écrits par des femmes trans et destinés à raconter leur transition sont assez communs. C’est avec et contre cet héritage que Kai Cheng écrit ses « faux » mémoires.
« I wanted something kick-ass and intense with hot sex and gang violence and maybe zombies and lots of magic. »
On peut bien cerner l’intention derrière le projet grâce aux quelques pages d’avant-propos. L’auteure raconte une anecdote où elle a vu son téléviseur lui renvoyer l’image d’une femme trans riche au visage d’ivoire, peut-être un peu comme Caitlyn Jenner, à qui on remettait un «prix du courage», ou quelque chose du genre. Ce moment, pour l’auteure qui est aussi une femme trans racisée, représentait un moment de trop où on parlait du vécu trans en répétant toujours la même histoire qui exclue la diversité. Je comprend bien ses préoccupations, j’ai moi-même consacré beaucoup de temps à lire ces histoires réalistes ou de fiction qui, un peu comme des contes de cendrillon, racontent l’histoire d’une fille trans qui vit le malheur, suit des traitements de transition et remporte à la fin le grand prix d’une relation amoureuse ou sexuelle avec un homme. Ces histoires ont été une étape nécessaire pour faire exister l’identité trans dans le discours public, mais elles sont un peu redondantes et peu inclusives. Le défi de Kai Cheng, à la fois politique et esthétique, c’était de faire entrer dans cette histoire la vie des femmes trans de couleurs, des travailleuses du sexes, qui sont souvent mises de côté dans ce corpus. Et finalement, elle voulait inclure la magie et la vie de communauté, des parties prenantes de sa vision du monde trans. C’est ainsi qu’est né le roman Fierce Femmes and Notorious Liars.
Une artiste revenue d’elle-même
Kai Cheng Thom revêt plusieurs chapeaux, elle est à la fois performeuse, travailleuse sociale, chroniqueuse à propos de questions trans, entre autres pour le magazine littéraire Feministing et chez BuzzFeed. Ses premiers pas dans le monde de la publication se sont fait notamment avec Giving Birth to Yourself : Poems for Combat, un livret artisanal autopublié. Ce projet constituait un acte de résistance contre le monde de l’édition qui filtre la voix des femmes trans et racisées pour n’en garder que ce qui convient au statu quo. Ici, il n’était pas question du style littéraire ou de l’emplacement des virgules si précieux aux œuvres convenables.
« when I die, I want my body donated to art:
let it be sripped
and gutted, dissectedand bound, let it be hacked, exposed, nailes, torn,
eaten exposed pointed at mocked »
« and this poem had to be angry to survive
and this poem is still walking
this angry spoken word poem is looking for a way out. »
Du défoulement à la méditation
Pour moi, Poems for combat représentait une tentative d’exprimer de la colère et de dénoncer nombre de situations. Fierce femme représente plutôt la recherche de la paix par la violence dans toutes ses formes. Le roman est composé de six parties et, à l’image d’un journal intime, il possède plusieurs chapitres d’environ quatre pages surmontés d’un titre accrocheur : How to kill a man with your bare hands, Social Justice Warriors of the Ivory Tower, Dr. Crocodile, … L’histoire commence avec la prise de parole d’un jeune garçon, enfant d’immigrants chinois, un incompris qui déçoit les attentes de ses parents en se révélant être une jeune fille. Pour des parents immigrants, avoir un garçon peut parfois représenter une garantie pour davantage de sécurité financière ou de meilleures chances d’intégration sociale pour leur jeune.
Pour être libre, la jeune fille choisit de déménager dans la grande ville : « I’m going to leave town soon (…) I’m going away to become a woman ». J’ai trouvé ça singulier que malgré sa promesse d’être subversif, le livre reprenne un motif si commun aux histoires trans: le déménagement dans la grande ville. Mais après tout, il faut se placer dans un héritage pour l’enrichir et il est vrai que beaucoup de femmes trans déménagent pour se rapprocher des services essentiels à la transition, rares en province.
À son arrivée dans la ville appelée « City of Smokes and Lights », l’héroïne trouve la rue des miracles. On raconte que cet abri pour les femmes trans a vu le jour quand a été déversé le sang de la First Femme. Dans cette légende, on peut voir l’habileté de Kai Cheng à mélanger les passages vraisemblables et ceux davantage du registre de l’imaginaire ou du spirituel. La First Femme, cette figure de déesse, veille sur les femmes que va rencontrer la fugeuse, comme Rapunzelle, si énorme qu’elle peut cacher le soleil partout où elle va ; ou bien Valaria, grande déesse de la guerre aux cheveux rasés. Sous les conseils de ses amies, la protagoniste poursuivra sa transition, et trouvera tranquillement sa place dans la vaste communauté.
Dans le cadre de l’histoire survient le meurtre d’une des femmes trans de la rue des miracles. Quelqu’un propose de créer un gang de justicière, pour repousser les attaques des policiers et des hommes qui menacent l’intégrité de la communauté. Leur victoire est improbable: historiquement, la force a toujours été du côté des oppresseurs. Heureusement, une bonne étoile, ou plutôt The First Femme, veille sur elles toutes et leur donne les moyens de mener le combat pour la justice.
Un projet aux formes multiples
Le roman, en plus des passages qui ressemblent à des entrées dans un journal intime, possède certaines autres formes d’écriture qui révèlent d’autres aspects de la protagoniste.
Dès le début de son déménagement, ou plutôt de sa fugue, l’héroïne entretiendra des échanges de lettres avec sa sœur. Ces passages, disponibles sporadiquement à la fin de certaines sections, contiennent de véritables perles : « What’s a sanctuary? (…) A sanctuary is a place where the door only locks from the inside. »
De temps à autre, nous pouvons lire les poèmes du personnage, notamment la série « a song for the pocket knife ». Le couteau de poche, à la fois arme retournée vers soi-même, arme de combat, épée de Damoclès, incarne la multiplicité des sources de violence qu’une femme trans racisée peut s’imposer, déverser sur les autres ou subir.
« when there are too many insects –
angry – alive – wriggling – under my skin,
I take my pocket knife and
open up mouths in my skin
to try
and let them
out. »
Les conseils de sa grande sœur
Par moment, l’engagement du livre en tant qu’anti-mémoire prend un peu le pas sur l’intrigue présentée, comme si les choix du personnage principal étaient uniquement ancrés dans la volonté de contredire les clichés des récits trans. Pourtant, l’héroïne ne semble pas dans l’histoire avoir été particulièrement influencée par la littérature trans ou exposée à celle-ci. On accepte toutefois inconditionnellement le projet, qui est autant un conte novateur et un commentaire sur le champ littéraire.
Comme toujours, Kai Cheng Thom nourrit sa communauté en offrant avec générosité des réflexions informées sur la littérature trans, en faisant mentir la prépondérance des perspectives blanches et cis dans les œuvres de fiction. Je suis heureuse de pouvoir l’inclure dans ma bibliothérapie, pour laquelle je lis des auteures trans pour m’aider à mieux me connaître. Les mots de son personnage, je les reçois comme les confidences d’une grande sœur imaginaire, pour qui je m’inquiéterais et dont je serais fière. Une amie qui aurait traversé les mêmes obstacles que moi, d’autres qui m’attendent et certains que je ne rencontrerai jamais. Grâce au chemin parcouru par l’auteure, les lectrices trans sauront un peu mieux ce qui se trouve au bout de leur soif de justice, alors que cette avenue, dans le monde réel, est barrée par des gens hostiles qui possèdent le monopole de la violence légitime.
Bibliographie
Fierce Femmes and Notorious Liars
Kai Cheng Thom
Metonymy Press, 2016
188 pages
Le livre est disponible à Montréal à la librairie Drawn and Quarterly
211 Rue Bernard O
Montréal
QC H2T 2K5
ou en ligne sur le site de l’éditeur.
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