Alors que je referme les dernières pages de La Femme qui fuit, ma grand-mère maternelle entre à l’hôpital, suite à une vilaine chute. S’enchaînent ensuite les infections, les complications, la médication. Elle sera transférée dans une chambre à elle, après un petit tour aux soins intensifs. Elle prend du mieux, heureusement pour nous, ma famille et moi. Mais elle nous a fait si peur. Au moment d’écrire ces lignes, je suis à son chevet et la regarde dormir. Je me remémore ma lecture du roman de Barbeau-Lavalette, puis je me dis que la vie est drôlement faite, quand même.

Ma grand-mère et moi, photographiées un après-midi d’automne.
La lecture de La femme qui fuit m’a profondément interpellée, bouleversée : si Anaïs Barbeau-Lavalette tente de recoller sa grand-mère à l’aide des mots, des souvenirs d’elle, celle qui a abandonné sa mère et son oncle alors qu’ils étaient encore enfants, moi, petite-fille de deux grands-mamans, me suis sentie complètement à l’opposé. Mes grands-mères sont loin d’avoir fui; j’ai été choyée, enfant, de les voir à chacun de mes anniversaires et de passer des journées à être dorlotée dans leurs bras, dans la chaise berçante. J’ai été comblée, jeune fille, d’aller dîner chez eux, avant de retourner en classe. Adolescente, mes aïeules n’ont jamais jugé mes choix, ont partagé mes peines, mes joies. Désormais jeune adulte, je réalise quelle chance j’ai d’avoir mes deux grands-mères dans ma vie, toujours présentes, et avec toute leur tête.
Une étude sociologique de la famille?!
Confrontée à la vieillesse, j’ai été portée à réfléchir, surtout, aux rapports entre aïeules et petits enfants. Sans le vouloir, c’est presque une étude sociologique qui a pris forme sous mes yeux, à travers mes paroles, et celles de réconfort de mon amoureux, de mes ami.e.s. Certaines personnes étaient de tout cœur avec moi, savaient quelle relation j’ai avec elle et comment sa situation me stressait, et m’attristait. Je voyais dans le regard des autres une certaine interrogation. Il est vrai que certain.e.s ne voient leurs grands-parents que lors d’occasions spéciales, ou encore, la distance à parcourir ne leur permet pas de les voir aussi souvent qu’elles et ils le voudraient. Les relations familiales sont tellement toutes différentes… Et je prends conscience que chez nous, on est ce qu’on appelle une famille « tricotée serré »!
Le mémoire de maîtrise de Julie Brunet, s’il traite de femmes migrantes, m’a également inspiré quelques réflexions. Selon son analyse de trois romans québécois, les écrivaines migrantes accordent une place importante à la figure de la grand-mère, ce qui est relativement peu fréquent dans la littérature québécoise « pure laine ». Je ne crois pas que la situation ait changé depuis la réflexion de Julie Brunet. C’est là où je me suis étonnée, car si j’avais à écrire une histoire sur les relations féminines, ou qui traite de la filiation, il me serait impossible de ne pas y intégrer une grand-mère – ou une des miennes, du moins.

La femme qui fuit. Photo prise par Martine, pour le blogue.
Dans quelle filiation m’inscris-je auprès de mes grands-mamans?
Loin d’être exilées, mes grands-mères ont des racines bien québécoises, et j’ai grandi auprès d’elles. Lorsque j’ai eu 11 ans et ma sœur 8, mes parents ont déménagé dans la maison de grand-maman Claudette, la mère de ma mère, celle sur qui je pose mon regard en ce moment, qui est dans son lit d’hôpital. J’ai donc passé une grande partie de mon adolescence dans une maison unifamiliale. Nous appelons encore communément son appartement, situé au 2e étage, le « dépanneur » : plus de lait? Va en chercher au dépanneur. Ton pantalon est trop long? Va demander à la couturière du dépanneur. Rien pour souper? Va au dépanneur, tu trouveras un repas bien chaud, tous les soirs, sans exception. J’ai toujours pu compter sur elle, même lorsque je suis déménagée à Montréal. Elle m’a appris à économiser mes sous : elle était même ma comptable attitrée, et elle ne me donnait pas l’argent de mon compte épargne si c’était pour autre chose que le loyer!
Ma grand-mère Claudette est aussi une grande lectrice. Cette année, pour Noël, ma sœur et moi lui avons encore offert des livres. En ce moment, je crois que c’est ce qui lui manque le plus. Elle est incapable de lire parce qu’elle doit d’abord regagner des forces. Mais elle ne cesse de dire à quel point ça la déçoit. Souvent, lorsque je vais en visite dans ma famille, on parle des livres que nous lisons, on échange des romans, ma sœur s’ajoutant à l’équation. Elle est toujours intéressée par ce qu’on lit, par ce que les gens lisent; elle note les suggestions de La Presse, de L’Actualité. Elle lit tout, mais elle préfère les histoires qui se passent dans d’autres pays. Elle me prête des romans policiers, ma sœur lui prête des romans québécois de la nouvelle génération, je lui prête ce que je préfère.
Parce que ma grand-maman est ouverte. Elle a visité je ne sais combien de pays, et elle collectionne les photos de couchers ou de levers du soleil de partout dans le monde. Chaque fois que j’ai voyagé, elle m’a encouragée à le faire.
Alors, lorsqu’elle est entrée à l’hôpital, le monde s’est un peu arrêté, mon monde en tout cas. La filiation réside dans tout ça : je ne serais sans doute pas celle que je suis sans avoir grandi avec GM (son petit surnom), si elle n’avait pas été là pour prendre soin de ma sœur et moi, et de ma mère, beaucoup.
Grand-maman, encore et toujours
Grand-maman est bien autonome. Elle va à l’âge d’or les mercredis, au bingo le vendredi, elle joue aux cartes avec ses chummes de filles tous les samedis, et voyage encore avec notre famille presque tous les étés. Ma grand-mère Claudette est pour moi un modèle de résilience : elle a perdu son mari alors qu’elle avait trois jeunes enfants, sa fille est décédée du cancer du sein à 40 ans et elle a pris sous son aile mon petit cousin, alors âgé de 4 ans, elle est allée chercher mon autre cousin en Colombie-Britannique (longue histoire!), elle a amené ma mère en Italie quand elle a fait une dépression. Elle est forte. Alors, si cette mésaventure nous a appris à se préparer à son départ, pour l’instant, je préfère me dire qu’elle rouvrira son dépanneur bientôt.
Je termine d’écrire ces lignes et elle entrouvre les yeux. Je lui dis que je m’apprête à quitter, les visites sont terminées. « Sois prudente sur la route », me dit-elle. Jusque sur son lit d’hôpital, elle s’inquiète pour ses petits-enfants, prend soin d’eux. Mais pour les prochaines semaines, ce sera à nous de prendre soin d’elle.
Et vous, quelle est votre relation avec vos grands-parents? Avez-vous des suggestions de livres qui traitent de ce type de relation?
La grand-mère de Jade de Frédérique Deghelt.
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