Littérature canadienne
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Quand les hommes deviendront des poissons

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Ces légendes qui façonnent les voix que nous devenons. Celles qui définissent nos habitats, nos familles et notre histoire. Celles qui nous font rire, qui nous font peur, mais surtout celles qui nous embrument l’esprit. Parfois, le mythe nous semble si réaliste qu’il se taille une place dans notre présent en nous dictant le chemin à suivre, ou plutôt, en nous indiquant la vague qu’il faut laisser passer. Nous ne sommes que de passage, et pourtant, nous façonnons la terre sur laquelle nous aimons, si bien que chaque geste porté par une génération influencera la suivante, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien pour vivre, plus rien à raconter. Ce mythe qu’est l’extinction… Ce qui nous rend éternels, ce sont ces histoires, ces légendes et ces ragots lointains inspirés de notre savoir et de nos agissements. Les poètes, les sirènes, les bateaux qui viennent et ceux qui partent : est-ce que tout cela est réel? Est-ce que tout cela donne un sens à notre existence? Quand se battre devient trop dur, il ne suffit que de se réfugier avec les siens et de chanter jusqu’à ce que la lumière s’éteigne…

Intriguée par la prémisse et par le flot de critiques positives du nouveau roman chouchou de la maison d’édition Alto, je me suis laissé bercer par Les chants du large, d’Emma Hooper. Retour sur un roman puissant, où la musicalité des mots dépasse toute rectitude et n’obéit à aucune règle.

Là où le temps s’arrête

Il s’agit du récit des Connor, une famille habitant sur une petite île au large de Terre-Neuve. Depuis les dernières années, les bateaux et les habitants quittent en masse le village et ses rives puisqu’ils n’y trouvent plus d’espoir. Les poissons sont partis, ainsi que le travail et les moyens de survivre de chacun et chacune. Laissés à eux-mêmes, les Connor devront à leur tour se déchirer pour tenter de survivre à ces changements et à l’exode massif, qui pourrait bien les mener eux aussi à partir pour la ville. Le seul moyen de rester et de faire revenir les gens est de leur donner l’espoir qu’un avenir est possible. Finn, le benjamin de la famille Connor, fera revenir les poissons, il en est convaincu.

Porté par la douce plume d’Emma Hooper et par l’excellente traduction de Carole Anna, Les chants du large est une œuvre puissante, où l’audace transgresse les frontières du mythe ainsi que du folklore. C’est un roman difficile à qualifier, se situant à mi-chemin entre la fable et le conte, poétique tout en demeurant bien ancré dans un paysage en crise. C’est une lecture qui nous fait découvrir une autrice en pleine possession de ses moyens, en mal d’un pays traversé par de grands changements climatiques et par l’exode massif vers les grandes villes. Le point de vue de la narration se déplace en alternance entre les différents membres de la famille Connor et se promène au gré des années, tantôt dans la tête du jeune Finn, tantôt dans celle, tourmentée, de sa mère Martha. Mais malgré tous ces mouvements de temps et de personnages, le récit reste articulé et fluide, et les actions ainsi que les pensées s’enchaînent parfaitement. On est collés à ses mots et complètement renversé par le récit. On sent beaucoup l’attachement de l’autrice pour sa terre natale, mais en même temps, on sent tout le déchirement causé par cet amour, comme s’il était insuffisant. Cette terre nous berce, mais il est impossible de lui donner tout l’amour dont elle a besoin pour survivre et pour évoluer. C’est un récit d’exode, d’asile et de deuil. Et c’est là que l’écriture de Hooper prend tout son sens : c’est une ode à nos origines et une puissante lettre d’adieu à celle qu’on aime. Le tout, bien que déchirant, est amené de manière très posée et poétique. Tantôt chanson, tantôt légende, le récit se promène entre réalité et mythe, en plus d’être traversé par de grands moments mystérieux où tout nous semble en suspens. Qu’est-ce qui est vrai? Qu’est-ce qui est faux? À chacun d’imaginer son chez-soi et de créer sa propre chanson. Ici, les mots résonnent, les pensées s’évaporent et le courant de la nostalgie berce l’existence des habitants. Cette île, quoique fictive, n’est pas sans nous rappeler les populations maritimes, particulièrement celle de Terre-Neuve. On ne peut qu’être déboussolé par cette lecture criante de vérité, qui nous insuffle de façon troublante une urgence de vivre et de respecter notre habitat; par cette lecture aussi pertinente que chavirante. 

La musique pour calmer la tempête

Les personnages créés par Emma Hooper sont dotés d’une grande douceur et d’une belle sagesse. On découvre, dans son roman, une jeunesse remplie d’espoir et d’imagination. À l’opposé, on sent toute la douleur qui habite les parents. Ce sont des personnages qu’on s’approprie rapidement et qui, malgré cette neutralité, nous charment sur le coup. C’est un récit de cœur, là où les personnages ont tous le mal de leur pays, de leur terre natale. On se retrouve et se perd dans chacun des membres de cette famille. Bien que certains passages sont rapidement exécutés, on sent la profondeur de chaque personnage, comme si leurs âmes étaient à la base même de ce récit. On découvre des personnages fatigués et pourtant résilients, qui se battent dans l’adversité, que ce soit Cora, jeune adulte en devenir rêvant de voyage et de grandeur, ou Finn, son petit frère, jeune garçon fougueux et lumineux. On assiste à des rencontres harmonieuses entre différentes générations malgré différentes façons de penser et d’évoluer. On est touchés par la relation entre Aidaan et Martha, les deux parents qui, aux premiers abords, semblent en parfaite harmonie, mais finissent eux aussi par se perdre au gré des vents et des marées. Je crois que la relation qu’entretiennent ces deux figures parentales avec leur famille proche aurait pu être exploitée davantage. On évoque leur rencontre, le choc de la ville et de la mer, mais on a souvent l’impression qu’on nous cache quelque chose, qu’on ne veut pas trop s’attarder à la raison de cette union et à cette vieille rumeur qu’est leur passé. En ce sens, Hooper se permet de grands moments de mystère qui laissent un vide au lecteur. Malgré tout, le secret convient bien à sa prose.

Les chants du large est une œuvre douce et nostalgique qui nous émeut par la beauté de ses mots et la sincérité de ses chansons. Quel sentiment de quiétude de découvrir des personnages aussi unis, en voyant les membres d’une communauté s’enrichir les uns les autres et se battre ensemble dans l’adversité! C’est un récit sur les changements, sur la résilience et sur la beauté du monde. Emma Hooper réussit son pari en nous amenant sur une île semi-déserte et en nous laissant, perplexes et attristés, revenir les deux pieds sur terre au moment de devoir refermer le livre sur les paroles qu’elle nous offre. Car cette petite île est devenue aussi la nôtre. Plusieurs semaines après ma lecture, je suis encore bouleversée par ce torrent de poésie. Les mots n’apportent pas toujours la réponse à tout et ne sont pas toujours la solution finale à nos problèmes, mais ils ont néanmoins la force de nous bercer et de nous accompagner dans les grandes périodes de bouleversement.

Et vous, quel livre vous rappelle votre maison?

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Amoureuse de la littérature depuis qu'elle est haute comme trois pommes, Marie-Laurence se décrit comme une grande passionnée des mots et de leurs impacts sur la société. Comédienne à temps plein, cinéphile et musicienne à temps partiel, elle ne sort jamais de chez elle sans être accompagnée d'un livre. Elle est chroniqueuse au sein de l'équipe des Herbes folles, l'émission littéraire de CISM 89,3 FM. Elle partage sa vie entre son ardent désir d'écrire, son amour pour le jeu, ses combats constants pour ne pas repartir en voyage, le monde brassicole, la politique (parfois elle s'emporte même), George Gershwin et le café, beaucoup de café.

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