création littéraire
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Le profil du papillon lune (partie 2), par Kim Renaud-Venne

Pour lire la première partie de la nouvelle, c’est ici!

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Quelques collègues harassés commencèrent à délaisser une à une leurs chaises de bois, aussi chancelantes qu’inconfortables, pour retrouver leurs lits douillets et leurs cernes du lendemain. La soirée avait passé sans que Robyne s’en rende compte, mais en voyant ces manteaux s’enfiler et ces regards fatigués, elle sentit quelques picotements tout le long de ses bras, comme un rappel lancé par cette autre Robyne : celle qui avait l’habitude de s’affoler lorsque l’heure du convenable prenait le bord. Agissant par mimétisme, elle fit ses aurevoirs et marcha seule en direction de son appartement, un peu froissée par cette partie d’elle-même qui la dévisageait quand le plaisir cherchait à entrer. Le bar n’était pas loin de chez elle, ce qui rendit la soirée tout de même satisfaisante. Elle connaissait bien le quartier, les ruelles bordées de vieux logis aux airs charmants et calmes qui la menèrent vers le sien. Elle repensa à cet intermède de vie qu’elle venait de quitter, déjà disposée à l’analyser. Elle n’avait rien à soulever de malheureux, d’incongrus. Rien qui ne pouvait la tourmenter. Elle avança en accélérant un peu la cadence. La nuit n’avait rien de sibérienne, mais l’air s’était de beaucoup refroidi, et un vent souffla si fort qu’il bouscula le rythme continu et égal de ses pas.

Alors qu’elle se hâtait, la tête penchée, l’homme du bar surgit d’une ruelle. Sa première réaction fut de crier. Un son étonnant qui, si on l’eut bien écouté, aurait pu ressembler à un éternuement lancé avec entrain. Dans d’autres circonstances, il en aurait fait rire plus d’un. Son corps décida alors de bloquer toute prochaine intervention de sa part et se raidit. Plus aucun bruit ne sortit de sa bouche d’où pourtant, il y a quelques instants, un flot de paroles s’échappait. Il ne s’agissait pas d’un grand flot, mais il fallait convenir qu’elle avait participé, au meilleur de ses capacités, aux conversations de ses collègues. L’homme lui présenta un bout de papier froissé. À l’instant même, si on y avait prêté un tant soit peu attention, on eut pu remarquer un fascinant rictus se dessinant lentement sur le visage de Robyne. Pour bien saisir l’étrangeté de cette mimique, il aurait fallu prendre une photo, mais évidemment l’événement ne s’y prêta pas. Sans un mot, comme si ses lèvres étaient scellées, l’homme secoua le papier. Le bras de Robyne parvint à se déloger du reste de sa carcasse afin de récupérer l’objet tendu. Lorsque le billet frôla le bout de ses doigts, l’homme déguerpit derrière l’immeuble le plus proche. Elle découvrit un fragment de papier manipulé sur lequel reposaient quelques mots inscrits avec peu de minutie. Une date, une heure, un lieu et un numéro suivi d’une lettre. Des images lui vinrent en tête, le pire allait survenir d’un moment à l’autre. Elle le sentit, maintenant que le froid attaquait ses os et brûlait ses yeux. On l’épiait donc depuis le bar. On la suivait peut-être depuis longtemps. Que lui voulait-on? Du mal. Que du mal, elle en était certaine. À moins qu’elle ne soit devenue la proie d’une quelconque plaisanterie. L’un n’excluait pas l’autre. Si elle continuait sur cette route, elle courait un très grand risque. Elle connaissait bien cette ignoble chose qu’était le dérapage de sa propre pensée. Au sortir de leur état léthargique, ses pieds s’affolèrent, si bien que, pendant sa course vers son appartement, elle manqua à deux reprises de s’affaler au sol et de s’ouvrir le crâne. Imaginer sa chute dans diverses circonstances était coutume chez Robyne. Elle risquait de se casser une jambe et de se fendre l’arcade sourcilière en descendant les escaliers, de se broyer le coccyx et de s’arracher les doigts dans l’un des recoins de l’escalateur ou encore de se disloquer un membre lorsque le sol devenait quelque peu glissant.

Elle monta les marches par deux, les jambes tremblotantes, tout en cherchant dans la poche de son manteau, une clé. Elle ne la trouva pas. Elle ne la mettait jamais ailleurs. C’était sa place. Où était-elle? Qu’allait-elle faire? L’avait-elle perdue pendant sa fuite? Elle remit la main dans sa poche. La clé était bien là. Elle ouvrit la porte, la claqua puis la verrouilla à double tour. Sa respiration devint saccadée. Une douleur à la poitrine s’installa sournoisement avec son amie la nausée. «Calme-toi. C’est terminé, tu es en sécurité», cria-t-elle pour se donner une contenance. Toute cette situation était peut-être loin du scénario qui venait de se dérouler dans sa tête. L’homme n’avait pourtant pas l’air menaçant. Elle ne s’en rappelait plus. Ce dont elle se souvenait, c’était de son regard, au bar. Des yeux sans malice. Elle ne savait plus. Elle laissa échapper au sol le morceau de papier qu’elle avait gardé tout ce temps dans un poing serré. Elle ne l’avait pas lâché, pas une seule fois. Elle se promena de long en large pour retrouver un souffle normal. À chaque aller-retour, elle posait les yeux sur l’objet chiffonné. Après un temps incalculable, elle se décida à le lire de nouveau. Robyne chercha sur son cellulaire le lieu qui y était griffonné. Un ancien bureau d’avocat racheté par un dénommé Dorian qui ne ressemblait en rien à l’homme du bar, puis un nom d’entreprise qui sous-louait à des petits commerçants. Malgré ses recherches, il n’y avait pas d’autre information à ce sujet. De toute manière, elle n’irait pas là-bas la semaine prochaine, à la date indiquée sur ce bout de rien. On s’était trompé de personne, de toute évidence. Demain, elle tenterait d’appeler le numéro qu’elle avait déniché pour en avoir le cœur net, juste pour pouvoir passer à autre chose. Juste pour revenir à sa routine.

À suivre…

Le profil du papillon lune est une création inédite de Kim Renaud-Venne, qui sera publiée sous la forme d’un feuilleton. Pour connaître la suite du récit, il faudra attendre la prochaine publication!

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