Elle frottait depuis vingt minutes, si bien qu’elle s’arracha le bout de l’ongle en poussant un cri rageur. C’était l’index, le travailleur. On pouvait bien lui détruire les mains si c’était pour lui laisser la pensée libre ne serait-ce que pour quelques heures, voire quelques minutes. Elle prit les grands moyens et sortit l’éponge en laine d’acier. Antiadhésive, mon œil. Robyne se râpa le creux des mains, ravivant à regret son eczéma. Un couteau, il fallait un couteau avec des dents, le genre d’ustensile qui s’enfonçait immanquablement dans une de ses phalanges lorsqu’elle coupait du pain le matin, la tête encore engourdie par le sommeil. Entre deux soupirs exagérés, Robyne alimenta une fois de plus ses réflexions sur le non-sens de son existence. Déloger la crasse, racler la cendre. Ses yeux commencèrent à se troubler quand elle se mit à frictionner vigoureusement, en invitant tout le poids de son torse, pour qu’enfin la souillure diabolique renonce. Pulvériser ce qui reste de solide afin que l’étincelant remplace la saleté. « Demain, ce sera à refaire », pensa-t-elle en échappant un rire nerveux. Elle pourchassait la routine comme les accrocs recherchaient leur prochaine dose alors qu’au fond d’elle s’égosillait un petit être assoiffé de vivre. À chaque jour, depuis qu’elle avait quitté la Maison, elle se répétait ce petit discours. Peut-être pour se donner du courage, la force de modifier un chemin déjà tout tracé ou, au contraire, pour se complaire dans le train-train quotidien. Elle-même ne le savait pas. Cette logorrhée mentale était une sécurisante routine, car la surprise était devenue quasi absente. Cependant, il arrivait parfois, dans de rares moments d’extrême lassitude, que ses pensées s’écartent de leur trajectoire. Une à deux fois par année, elle franchissait ce qu’on pourrait nommer son sommet d’insatisfaction. Robyne se refusait alors à mener cette vie une seconde de plus, celle-là, celle qu’elle décrirait dans les moindres détails si on le lui demandait, celle qui serait la même dans dix ou trente ans. Se faisant violence à elle-même, elle saisissait d’une main ferme sa clé d’appartement et s’élançait comme une échappée de l’asile vers la sortie, là où sa respiration deviendrait enfin douce. À tout coup, au pied de la porte, prise de torpeur, elle mettait les freins, tentait d’immobiliser ce corps affecté par sa course folle. Elle ressemblait à ce clown gonflable pour enfant, celui qui, à chaque coup de poing, revenait avec son sourire angoissant. Son étourdissement prenait aussitôt fin, son cerveau se remettait en marche. Sa route familière lui revenait de plein fouet. Elle partait alors acheter du lait ou du pain ou tout autre objet qui la pousserait inévitablement à revenir. Dans ces moments ordinaires, cette écervelée était tapie bien loin. Elle avait été élevée ainsi, dans l’ordre et la mesure. Avec le souffle coupé, la douleur aux tempes et les muscles tendus. Elle n’y pouvait rien. Ce n’était pas une disposition qui l’affectait quand tout se déroulait comme prévu. La plupart du temps, tout se passait comme elle le souhaitait. La plupart du temps.
Lundi, elle reçut un texto d’une collègue. On l’invita à un 5 à 7. Ce n’était pas dans ses plans. Quels plans? Revenir à l’appartement, préparer un souper fade, frotter un peu de vaisselle incassable, tremper son corps flapi dans un bain chaud, lire un peu pour oublier ce qui vient d’être lu et visionner un épisode d’une émission de télé insipide afin de l’aider à s’endormir – car, parmi ses défauts de fabrication, s’ajoutait le fait qu’elle était du genre nerveuse et anxieuse, l’insomnie la guettait à chaque nuit depuis l’enfance. Il faudrait qu’elle aille chez elle pour déposer ses documents de travail, se changer et, par la suite, elle irait rejoindre ses collègues au bar. Mais à qui racontait-elle cette menterie? Si elle chatouillait ne serait-ce que le bout de ses orteils sur le seuil de l’entrée de son appartement, on ne la reverrait plus avant le lendemain au bureau, en train de s’affairer à une quelconque tâche répétitive. La quintessence de la monotonie trépignait d’impatience, il ne fallait pas la faire attendre. Avant que ne prolifèrent ses réflexions familières sur l’impossibilité de changer ses habitudes de vie, chaque membre s’activa à tour de rôle à l’exception de sa tête qui, dans un accord tacite, avait été exclue du groupe. Elle rangea ses effets dans un sac, enfila son manteau, son foulard et ses gants, et vérifia, en dernier lieu, que le tout était propre et rangé, disposé à la recevoir demain.
Sortir un lundi, un soir de semaine, une folie comme elle en connaissait peu. Encline à la culpabilité, Robyne avait le sentiment d’avoir quatorze ans. Elle revoyait ses yeux à lui, à la fois furibonds et emplis de déception, devant la jeunesse que sa sœur et elle représentait dans leur vitalité déraisonnable. Il allait les tailler, les sculpter à sa manière, pour leur apprendre à vivre «comme du monde», leur transmettre la peur de la transgression et faire taire leurs désirs égoïstes. Elle avait aussi le sentiment d’être centenaire, prise en otage par des gestes répétitifs à la fois injustifiés et légitimés par ces fameuses récurrences. Robyne devinait trop bien la boucle de son enchaînement. Elle n’avait pas encore trente ans, la pauvre. Arrivée au bar, elle réussit sans le moindre effort à repérer ses collègues et les salua en levant la main mollement. Des êtres semblaient absorbés par leur conversation et des éclats de rires fusaient dans une ambiance invitante. Elle se sentit bien, étrangement à l’aise. Installée au côté de sa collègue Pascale, qui avait le talent de s’épivarder avec élégance, Robyne se commanda un verre de vin blanc sur le menu plastifié. Elle l’avait choisi au hasard. Elle ne voyait pas la différence, car elle buvait peu. Elle avait connu ses moments d’extravagances à la fin de l’adolescence. Elle sortait en cachette avec ses amis du secondaire à la fin de la semaine. Les lendemains matins étaient aussi douloureux que discrets, la crainte qu’il découvre le pot-aux-roses accentuait ses tremblements causés par l’abus d’alcool. Cela n’avait duré qu’un court moment. On aurait dit que c’était pour prouver à tous, plus tard, le moment venu, lorsqu’on la questionnerait sur son passé, qu’elle avait aussi connu ce que les jeunes vivaient généralement à cet âge-là. Ce qu’elle en gardait comme souvenir était assez confus. La raison avait pris une part considérable dans son esprit que le désir adolescent n’avait pu freiner.
La conversation avec ses collègues alla bon train. Elle parvint à interagir, à avoir quelque chose à dire au moment opportun, à intéresser et faire réagir son auditoire, et ce, positivement. Non pas qu’elle eût un mauvais effet sur autrui lors d’échanges des plus banals, mais elle analysait souvent tout et rien, ce qui rendait parfois les discussions maladroites et peu spontanées. Du moins, c’est ce qu’elle pensait. Cette manie d’analyser toute situation passée, présente et future lui nuisait. Et cela, sans compter l’analyse des situations qui ne se produiraient jamais. Des inventions de toutes pièces qui la mettaient dans tous ses états, sauf celui de la sérénité. Quoi qu’il en soit, cette soirée ne présagea que du bon. Elle se dirigea pour la énième fois vers les toilettes afin d’assouvir son envie d’uriner. « Ils doivent penser que je m’y rends trop souvent », songea-t-elle. Voilà une pensée furtive. Son troisième verre de vin l’empêchait de se concentrer, lui évitant ainsi l’enchevêtrement d’idées toutes plus ridicules les unes que les autres. En sortant de la cabine, elle vit un homme au loin qui la dévisageait. Avait-elle oublié de remonter sa fermeture éclair? Elle s’inclina juste un peu pour vérifier. Peut-être la trouvait-il de son goût? Ce ne serait pas la première fois. Pas que ce fût récurrent, mais il arrivait que l’on tente de la séduire de temps à autre, les rares fois qu’elle mettait le nez dehors. Elle ne se prenait pas la tête avec ça. À bien le regarder, l’homme ne semblait pas chercher à la séduire. Elle vérifia son visage dans un miroir qui se situait à l’extérieur des toilettes; le genre de bar qui imposait le nettoyage de mains en compagnie, avant de retrouver ses collègues tout au fond. L’homme, quant à lui, avait disparu. Elle ne le chercha pas des yeux. Puis, elle eut la sensation qu’on l’observait ici et là, dans chaque recoin du bar. Un curieux sentiment qui la fit frissonner. Une femme, dans l’ombre créée par les lumières tamisées, prenait des notes tout en lui jetant quelques regards discrets. L’imagination est une matière élastique pour Robyne, mais l’alcool aidant, elle n’en fit pas de cas. Elle était davantage occupée à trouver quelque chose à dire, car son tour approchait, mais aucune anecdote de travail intéressante lui vint en tête.
À suivre…
Le profil du papillon lune est une création inédite de Kim Renaud-Venne qui sera publiée sous la forme d’un feuilleton. Pour connaître la suite du récit, il faudra attendre la prochaine publication!
Tu as réussi à me faire espérer le « prochain » avec impatience !
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