Critique du recueil Les trains sous l’eau prennent-ils encore des passagers ? de Joanie Lemieux
Les trains sous l’eau prennent-ils encore des passagers? de Joanie Lemieux, est un recueil de nouvelles contemporaines. Dix nouvelles, dix histoires, dix femmes qui se frottent aux mondes invisibles.
Je dois en premier lieu vous avouer que l’auteure dont il sera question ici est une grande amie à moi. J’ai choisi de critiquer son premier ouvrage Les trains sous l’eau prennent-ils encore des passagers ? paru chez Lévesque éditeur le 17 février dernier, pour vous permettre de la découvrir. Mais je n’imaginais pas l’angoisse que ça m’occasionnerait d’émettre un point de vue objectif sur son travail. Lorsque j’ai tenu pour la première fois son livre entre mes mains, ça m’a émue. Au lieu d’un concept, d’une idée ou du souvenir des longues conversations que nous avions eues à ce sujet, j’avais devant moi un objet concret. Je me suis plongée dans son recueil comme dans les mots d’une étrangère. J’ai réussi le défi que je m’étais lancé. J’ai dissocié l’amie de l’auteure et j’ai refermé l’ouvrage complètement bousculée et ébahie.
Joanie Lemieux dédie son recueil «Aux passagers», saluant ainsi les dix femmes contenues dans les dix nouvelles constituant le recueil et par la même occasion, tous ceux et celles qui voudront prendre le train avec elle.
Ce qui compose l’univers de chacune des nouvelles c’est la cohabitation d’un quotidien où la réalité, obstruée de vérité, écrase le personnage qui cherche une issue, une manière de fuir, et d’un monde imaginaire et onirique. Plusieurs nouvelles sont en grandes parties constituées de longues descriptions détaillées pour donner naissance à des atmosphères de suffocation et d’enfermement. Avec le personnage, on cherche une porte de secours où reprendre notre souffle. Chaque nouvelle me donne l’impression d’être écrasée et de chercher par n’importe quel moyen à m’agripper à quelque chose. Ces femmes s’accrochent aux mondes invisibles, certains plus accessibles que d’autres, l’absence d’un être cher, les objets empreints de souvenirs, les rêves, ceux de la nuit et ceux du jour, les désirs et les fantasmes, les visions, la création ou la lecture. Toutes trouvent une solution, parfois fataliste, pour passer la frontière entre cette vie où elles ne trouvent plus de repères, vers celle qui les accueillera dans leurs imperfections.
«Les gens analysent parfois si longtemps qu’ils en viennent à oublier les évidences. Une moto peut briser ton corps, mais elle ne touche à rien d’autre. Ton souvenir est intact. Tes photos sont encore sur les murs. Ta voix d’enfant existe encore sur une vieille vidéocassette, elle tourne et répète les mêmes paroles […].» Extrait Sous le grand X
«Parfois, pour se distraire, elle s’imagine traverser dans une seconde ligne de vie. Une autre existence, avec un double d’elle-même aux choix et aux expériences différentes.» Extrait Itinéraires
«Marie-Ève hésite à chaque embranchement. Cette fois-ci, elle choisit la gauche.» Extrait Miroirs
«On conserve le passé en soi comme des photographies dans un album. Des moments figés. Quand on s’y replonge, tout apparaît avec une netteté troublante de réalité. On voit de nouveau, on sent, on touche.» Extrait Écume
«Une photo cornée peut-elle s’imbiber du contenu de ce qui l’entoure? » Extrait Huitième voyage
La première fois où je suis passée à travers les textes de Joanie, à l’époque encore en construction, j’ai senti la soumission des femmes à cette vie qui les retenait. Peut-être étais-je à l’époque une femme ainsi soumise à sa vie. Aujourd’hui, je suis plus libre et ces femmes, je les sens libres. Libres de partir. Je crois qu’on lit en grande partie avec ce que nous sommes au moment de la lecture. Nous nous projetons dans ces personnages. Ici, dix femmes, de tous âges, de tous lieux, de toutes situations et de toutes vies. Elles sont un peu celle que j’ai été, celle que je suis et celle que je deviendrai peut-être. Elles vivent des deuils, des histoires d’amour, une recherche de soi et de grands rêves en souhaitant dépasser le mur de l’acceptable, du convenable ou du correct. Ces femmes portent des ailes que je sens pousser dans mon dos depuis l’enfance.
Je suis de celles qui ont souvent émis le souhait de prendre le train, celui qu’on entend souffler en sourdine au creux de son oreille, qui donne le goût de courir jusqu’à ne plus avoir de souffle, jusqu’à ne plus pouvoir tenir sur ses jambes, jusqu’à délirer, jusqu’au moment où on s’affronte dans le miroir et qu’on traverse ce mur de plus. Je suis rêveuse et je traverse souvent dans une autre dimension. J’en ai besoin pour survivre dans la réalité. Je suis ces femmes.
À travers ma lecture, j’ai senti un léger décalage entre certaines nouvelles du recueil. Certaines sont nées d’une admirable naïveté que j’envie et d’autres d’une grande maturité. Cette maturité, je l’explique par le calme et l’aisance dans le fait de mettre temps et finesse pour poser un espace, créer un univers et développer une atmosphère. Dans certaines nouvelles, j’avais le temps de m’asseoir dans le texte et d’être totalement enveloppée. Alors qu’avec d’autres, je sentais cette envie pressante de vivre, de découvrir, de bouger et de crier, à bout de souffle. Je sens le passage entre la jeune femme et l’adulte. Bien qu’il y ait des personnages de tous âges.
Dans le même sens, une grande intelligence se dégage des textes de Joanie Lemieux. Je sens ici une femme de tête, mais aussi une auteure de cœur. Dont l’imaginaire est confronté à l’observation franche et singulière de la réalité parfois impalpable.
Les trains sous l’eau prennent-ils encore des passagers ? devient à ce jour un recueil de nouvelles coup de poing. Je me suis laissée prendre par ce profond parallèle entre la vraie vie et toutes ces vies possibles qui gisent quelque part en moi et autour de moi, ne serait-ce que dans ma manière de voir, d’entendre et de comprendre le monde. Je reste subjuguée, littéralement, par la richesse de cette lecture. Je suis transportée. Je souhaite une longue vie à ces textes et surtout, qu’il y ait plusieurs passagers à bord des trains. Je découvre une auteure que j’ai le goût de continuer à suivre.
Suivez le parcours de l’auteure sur : joanielemieuxecrivaine.wordpress.com
Je vous invite aussi à découvrir l’œuvre d’Aude, auteure québécoise de nouvelles contemporaines, pour ces mondes oniriques et improbables.
Crédit photo : Jacques Gratton
Ping : Deux auteures, deux visages de la Gaspésie – Partie I |
Ping : Deux auteures, deux visages de la Gaspésie – Partie II |