Il y a quelques années déjà, j’avais été envoûtée par le talent de conteuse de l’auteure québécoise Dominique Fortier avec la lecture de son premier roman, Du bon usage des étoiles (Alto, 2008), hautement salué par la critique. Un faux récit historique de navigation, richement documenté, au verbe vif et brillant comme l’étoile Polaire. L’imaginaire éclectique et l’intelligence de l’écriture Fortier m’avaient alors grandement impressionnée et je m’étais promis de suivre ses prochaines publications.
Toujours tourné vers le passé, son dernier-né, Au péril de la mer (Alto, 2015), prend la forme d’un être hybride, partagé entre carnet d’écriture et roman. Présente sur la liste préliminaire du Prix des libraires 2016 – et malheureusement exempte des cinq finalistes provinciaux – cette œuvre apparaît solide et mûre. Je dois l’avouer ici, écrire cette critique m’est pesant tant mon désir de rendre justice au texte de Fortier est grand. Aussi, je lancerai beaucoup de fleurs, à mon sens toutes méritées.
D’abord, et c’est maintenant connu, Fortier démontre un talent particulièrement solide pour parler aux âges anciens et les faire parler en retour. Pour embrayer l’Histoire au présent dans une sorte de bricolage créatif, inusité, savant, oserai-je dire. Ce qui est d’autant plus admirable est que son récit possède non seulement une tête, mais aussi un cœur, une âme palpitante. Le lire est comme entendre la voix de l’auteure résonner à travers les échos de voûtes profondes.
En effet, Au péril de la mer se déploie sur deux temporalités, soit au Mont-Saint-Michel de l’époque médiévale et au présent de l’écriture, témoignant des difficultés de concilier la fiction à la réalité, d’amarrer le temps suspendu de l’écrit à celui, fulgurant, du quotidien. Si le Mont s’élève bel et bien au péril de la mer, l’écrivaine poursuit sa création au péril de la mère, sacrifiant les précieux moments parentaux au profit d’une chimère, mais aussi, et peut-être surtout, pour se retrouver :
« Je l’écris à la sauvette, au hasard de ses siestes et de mes libertés provisoires. J’ai déjà dit que j’écrivais pour me perdre – c’était vrai –, mais ce livre-ci (qui ne sera peut-être jamais un livre), je l’écris aussi pour me retrouver. Pour retrouver celle qui sait écrire derrière celle qui est capable de consoler, de bercer, d’allaiter, de cajoler, de chanter, de rassurer, de nourrir et de soigner. Il est ma chambre à moi. » (p. 149)
Quoi dire des mots de Fortier, sinon que ceux-ci sont simplement sublimes, concis, choisis? Un travail d’orfèvre. L’emploi ponctuel de termes archaïques ajoute au sentiment immersif, recueillant, inspiré par ce séjour dans l’Abbaye. On sent le cierge et la poussière d’encens, l’humidité du vent salin. Si le protagoniste du récit est un peintre endeuillé trouvant refuge au cœur de la bibliothèque du Mont, l’auteure brosse elle-même de véritables tableaux narratifs dans lesquels quelques détails, à la manière des tableaux du Caravage, ressortent en clair-obscur de la pénombre, presque clignotants. Teinté de ses propres souvenirs de ses nombreux séjours au Mont, l’auteure peint, à sa manière, l’ambiance et l’endroit avec une grande sensibilité : « Nous sommes arrivés au Mont par un jour de brouillard. La baie tout entière était enveloppée d’un nuage blanc qui s’est dévoilé d’un coup, comme surgie de l’eau. » (p. 52)
La résonance de certains mots s’inscrit plus profondément, s’ouvre, pivote comme une trappe secrète et révèle autrement le présent dans une écriture opérant à la manière d’un palimpseste. L’image du carnet trouvé sous la pluie par la narratrice métaphorise ce feuilleté de sens, ces couches sédimentaires accumulées au fil des siècles et sur lesquelles les écritures enchevêtrées finissent par générer leur propre récit brouillé d’interférences. Car Fortier ne dévoile pas tout; cultivant une certaine opacité, le texte se présente comme une énigme qu’il nous revient de déchiffrer ou de contempler.
Et finalement, il ne faudrait pas passer à côté de l’humour fin, incongru, qui se dépose en petites touches maîtrisées. Une belle signature de la plume de Fortier est celle de détourner le cours du récit par des bonds de côté bien adroits qui relancent le rythme narratif :
« Mais que ressentait-on à l’intérieur de ces murs en l’an de grâce 1015 ou 1515? Que ressentait-on hors de ces murs? Longtemps, j’ai craint d’être incapable d’écrire un livre qui se déroule à une époque où l’on ne connaissait pas la pomme de terre. Ce n’était pas métaphorique; je ne voulais pas dire un monde où l’Amérique n’existait pas encore, mais vraiment un monde où l’on n’avait jamais goûté à une pomme de terre. » (p. 76)
Digression à la tonalité comique conduisant tout de même à un questionnement assez complexe :
« Le plus difficile, en essayant d’écrire le passé, ce n’est pas de tenter de retrouver la science, la foi ou les légendes perdues, de faire ressurgir les gargouilles et les tailleurs de pierre; c’est d’oublier le monde tel qu’on le connaît […] » (p. 76-77)
Malgré ses risques et périls, je crois que la romancière a réussi très haut la main ce défi redoutable qu’est d’écrire le passé.
Encore une fois, merci, Madame Fortier, de nous partager vos magnifiques histoires.
DOMINIQUE, Fortier. Au péril de la mer. Alto, Québec, 2015, 171 p.
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