J’ai de la chance. Grâce à mon travail d’infirmière à domicile, je développe des liens avec une multitude de personnes au passé singulier. Je leur prête mon oreille attentive et elles me partagent généreusement des pans de leur existence. Ainsi, elles semblent se délester d’un peu de bagages lourds qu’elles traînent depuis longtemps. Probablement en prévision du dernier grand voyage. J’imagine qu’en vieillissant, on doit vouloir prévoir notre dernier grand droit avec un cœur plus léger. Et c’est alors que Vasyl est entré dans ma vie, cette fois en ouvrant le dernier roman de l’auteure québécoise Judy Quinn, Les mains noires.
Vasyl a commencé par me raconter sa vie à la gare d’autobus de Montréal, en attendant au quai numéro six en direction de Québec. Il doit faire le voyage pour voir son fils Tassik, avant qu’il ne parte pour l’Afghanistan ce même jour. Durant le trajet sur la 20, autoroute pour laquelle il ne porte plus son attention puisqu’il l’emprunte depuis 35 ans, il a pu me transporter encore plus loin, soit dans son passé sur un autre continent. Peu avare de détails alors que nous bouffions des kilomètres d’asphalte, nous sommes passés de son petit village d’enfance de Stara Bouda en Ukraine jusqu’à une Montréal multiculturelle, où alors ses deux mondes s’entremêlent.
« Le gars de La Quête a parlé de Saint-André, mais c’est peut-être sur Amherst.
Voilà un Bonisoir. L’hiver s’en vient, que je lance au caissier. Il porte un manteau en duvet et des gants. Visiblement, personne ne l’a jamais informé sur le fait qu’au Québec, on doit d’abord se couvrir la tête, que c’est par la tête qu’on perd de la chaleur. En Chine, ce devait être différent. En Ukraine, par exemple, on évacue la chaleur par la bouche. Je lui explique: Pour ça qu’on réchauffe la bouche avec la bouteille. Vieille blague ukrainienne. » p. 23
À travers les souvenirs ressassés de Vasyl, condensés dans les 222 pages du roman Les mains noires, on passe d’un Montréal contemporain à une Ukraine hostile d’ex-URSS, d’une scène banale à bord de l’autobus voyageur à une scène plus lourde avec le grand-père maternel, une figure importante pour Vasyl. Il en est ainsi du début à la fin du livre. Ne vous inquiétez pas, le changement de lieu et d’époque d’un moment à l’autre est fluide. Si, au départ de ma lecture, je peinais à m’y retrouver, on finit rapidement par suivre le rythme du narrateur, que ce soit Vasyl, ou à un certain moment sa grand-mère Leonilla, qui avait quelques horreurs de temps de guerre à nous partager.
« Il ne restait qu’un seul cadavre dans la rue. Une babouchka le tirait avec peine. Je me suis approchée d’elle. Tu as besoin d’aide? lui ai-je dis en la repoussant pour prendre un bras. Elle s’est fâchée: D’où sors-tu? Va-t-en! Va-t-en! Elle avait les mains bleuies et asséchées par le froid. Nous avons traîné le corps dans de sombres rues où soufflait un vent mordant. La ville semblait morte elle aussi.» p. 53
C’est ainsi que d’un chapitre à l’autre, on passe du présent au passé, de la 20 jusqu’au Vieux Continent. Oui, on se retrouve un peu courbaturé après tous ces kilomètres, mais heureusement que Vasyl nous ramène toujours à du plus léger, alors que l’autobus continue de rouler.



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