C’est sur la route entre Montréal et Québec à 7 h le matin un samedi que j’ai ouvert Vous n’êtes probablement personne, premier roman de Marie-Jeanne Bérard (Leméac, 2016). L’esprit fatigué, j’allais assister à un enterrement. La neige s’est mise à tomber à la hauteur de Drummond. À Québec, c’était l’hiver. Au retour, j’ai terminé ma lecture. L’espace d’une journée, le texte de Bérard m’a accompagnée dans cet étrange rituel que l’on tend comme un pont entre la vie et la mort.
Vous n’êtes probablement personne cadre les liens énigmatiques, à la fois distants et étrangement intimes, entre une jeune Montréalaise du nom d’Espérance et son maître de peinture japonaise, Toshio Ohta, de quarante ans son aîné. C’est avec une élégance singulière et un phrasé délicieusement fluide que se déplie le court roman de l’auteure québécoise. Par touches impressionnistes, celle-ci dépeindra l’univers épuré et infiniment silencieux du duo de personnages qui composent les tableaux en forme de vanité, semés de fleurs et d’instants diaphanes à peine chuchotés.
Les chapitres se consomment à petites doses afin de se délecter de la beauté des mots, afin d’en saisir les nuances, comme l’on goûterait le plus complexe des thés fermentés. Car c’est sur une trame sobre, mimant presque l’inertie, que se déploient les mouvements et les tropismes lents d’Espérance et d’Otha, infiniment tragiques dans leur inachèvement. Infiniment beaux aussi. Tandis qu’il s’apprête à quitter le monde, le visage spectral de Monsieur Otha s’imprimera graduellement sur celui de son étudiante. Alors que tout les opposait au départ, les personnages couleront l’un dans l’autre, se contamineront, ou plutôt partageront leur humanité.
Plus qu’une réflexion sur la relation amoureuse, c’est une ode à cette partie de l’Autre qui nous habite et que l’on porte en soi et qui, éventuellement, intègre irréversiblement nos composantes. En cela, la métaphore filée du dessin qu’emploie Bérard illustre magnifiquement (et poétiquement) ce transfert des propriétés, mais aussi de ce soi que l’on offre au regard de l’Autre. En lien avec ce pouvoir évocateur du dessin, l’une des grandes forces de Bérard est d’ailleurs sa capacité à faire percevoir au lecteur toutes ces choses ténues qui composent le quotidien, ces choses millimétriques, comme ce geste de cueillir une fleur, ou encore, de se refuser à le faire.
Et comme si c’étaient ses cordes vocales que son doigt avait effleurées, elle sentit les mots s’échapper de sa gorge: « Cueillez-la. »
Il tressaillit. La voix d’Espérance conférait au réel une clarté presque insoutenable. C’étaient les premiers mots qu’ils échangeaient depuis leur entrée dans le jardin. C’était une prière. Toshio ne bougeait plus.
« Cueillez-la… personne ne le saura, je vous le promets. »
(p. 47)
De retour à Montréal, à la suite de l’enterrement et de ma lecture, je me suis demandé si, au fond, le titre n’avait pas profondément raison. Si, au fond, nous n’étions jamais personne, mais plutôt toutes celles qui habitent nos vies, et ce, même malgré la mort.
Bérard, Marie-Jeanne. Vous n’êtes probablement personne. Leméac, 2016, 128 p.
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