Louise Warren est poète et essayiste depuis plus de trente ans. Sa plus récente parution, La vie flottante. Une pensée de la création, a été publiée aux Éditions du Noroît. Finaliste au prix du Gouverneur Général dans la catégorie Essais, elle a reçu le prix Littérature et le prix Ambassadeur Télé-Québec des Grands Prix Desjardins de Lanaudière. Cet essai s’articule sous diverses formes d’écriture : récit, vers, prose, fragments. Une structure hybride qui constitue un tout cohérent où se dévoile une poésie à l’écoute du présent. C’est aussi une écriture intime imageant sensations, flottements, souvenirs lointains ou récents, le thème du voyage et le déploiement du temps.
Louise, au début de votre essai, vous posez la question « comment un lieu de création agit-il comme matière d’écriture ? » Qu’est-ce que les lieux vous permettent d’explorer, de trouver?
D’un festival de poésie à Grenade j’ai rapporté deux textes, le long poème « El Paseo de Los Tristes » et une réflexion sur le poème et sur le deuil de ma mère. Le lieu de cette rue étroite m’a donné la forme même du poème, longue suite de vers brefs. De l’Oregon, j’ai ramené le souvenir du vent et ce qu’il signifie dans le mouvement de l’écriture. D’un autre festival, à Palma de Majorque, j’ai rapporté un poème, « Murale de neige au dos de la mer », qui reprend comme forme ces murets de pierre qui délimitent le paysage là-bas. Une réflexion sur la matière du lieu s’en est suivie. Lisbonne, qui ouvre ce livre, était, au moment de l’écriture, au stade de rêve. Mais ce que l’écriture m’a appris, c’est que la pensée, la rature, le corps sont aussi des lieux et je les ai interrogés dans cet essai.
Est-ce que la forme appelle la pensée ou est-ce la pensée qui prend forme? Quelle est la part des structures ou de l’environnement dans votre démarche?
Je me suis toujours adaptée à la forme de mon objet, que cela soit pour un livre d’artiste, un paysage ou une ville. L’écriture met en forme la pensée, qui souvent surgit à une telle vitesse qu’il me faut l’arrêter et la structurer à l’intérieur d’une forme qui prend soit la tangente du fragment, soit celle du vers. L’invention d’une forme est probablement ce qui m’excite le plus dans un projet. La possibilité de me renouveler passe par la forme et le défi posé par l’objet. Je suis très poreuse au monde qui m’environne.
Vous écrivez « Les poèmes sont des formes adéquates pour accueillir les fragments du monde. Ils retiennent ce qui se dérobe ou tend à s’effacer. Par fragments le paysage m’interpelle. » L’écriture fragmentaire fait partie de votre démarche. Qu’est-ce que le fragment?
Une unité d’ensemble, une construction fine et aérienne, comme une passerelle au-dessus du vide. C’est la réponse qui me vient spontanément mais, dans tous mes essais, surtout les derniers, on trouvera plusieurs autres définitions du fragment. Dans Bleu de Delft, déjà, il y avait le mot « Fragment ». Le fragment correspond le plus au mouvement de la pensée en arrêt et qui peut rebondir plus loin. Là est tout l’art de la construction du fragment. Il y a un jeu d’échos, une écoute du texte par lui-même, pas seulement par moi. Cette forme est beaucoup plus complexe qu’elle n’en a l’air. Je la différencie nettement des notes de carnet.
Y trouvez-vous une liberté accrue dans l’écriture? Est-ce que le fragment précède l’écriture?
Le fragment ne précède pas, il est l’écriture même. La liberté me vient d’un ensemble de facteurs. Elle me vient aussi bien du rythme que de la variété de mes objets ou de l’ouverture à l’imaginaire. Ma liberté me vient aussi de mon esprit. Le fait de me tenir en quelque sorte à l’écart, à la campagne ou en voyage, contribue à augmenter mon espace de liberté.
« Je me sens complète et radicale quand j’écris un poème. Cela et pas autre chose. »
Dans Interroger l’intensité, publié aux Éditions Typo en 2009, un essai qui traite du processus de création, vous parlez de dessaisissement. Qu’est-ce que ce concept ou cette sensation?
À la base, le dessaisissement désigne le lâcher-prise qu’écrire demande, mais il arrive aussi qu’ainsi, entre deux eaux, on en éprouve une sensation de grande légèreté qui se traduit pour moi par des joies d’écriture, une aisance à flotter dans le monde que je construis et que j’habite. Ce bien-être que Le fil rouge et ses abonnés recherchent, je le vis avec mes matériaux. Ces matériaux, je les materne, je les affectionne bien que je les rature et que je les malmène aussi. Je sais que c’est pour me mener au plus près de ce vers quoi je tends.
Que recherchez-vous dans la lecture?
Un espace pour me déposer et me sentir au plus près d’une voix. Quand je lis, je recherche une autre vitesse. Une vitesse qui s’accorde avec la pensée. Comme en architecture, j’aime être étonnée, j’aime revenir de cet étonnement avec des questions. J’aime aussi le risque que cela représente d’être déstabilisée ou, au contraire, la joie d’être appuyée dans ma pensée.
Quelles sont vos inspirations littéraires? Vos classiques?
C’est une question si vaste, un monde qui va fluctuant, par périodes, et qui souvent s’accorde à mes recherches. Présentement, je lis plusieurs écrivains portugais et sur le Portugal, à la suite de la résidence d’écriture que j’ai faite à Lisbonne en 2015 et à partir de laquelle j’écris présentement un essai. Lisbonne est une ville qui laisse énormément de traces dans l’imaginaire des écrivains et je me passionne pour ces traces.
Je crois que le lac où j’habite sera mon plus grand classique, avec Je suis ce que je vois d’Alexandre Hollan, ses notes sur la peinture et le dessin qui ont été rééditées en un seul volume. Et, pour comprendre les forces et les mouvements qui m’habitent, quand le lac ne peut me répondre, j’ouvre le Yi Jing, le Livre des changements, dans la traduction de Cyrille Javary. En six traits, je remets de l’ordre dans ma vie !
Photo : Louise Warren
Je suis touchée par votre invitation. Ma tante et ma mère avaient fondé, au début des années 1930, un cercle littéraire qui a duré plus de 70 ans. Ces femmes partageaient leurs lectures, leurs recherches, se rencontraient de façon régulière. De ces réunions du Cercle j’ai retenu la ferveur d’être habitée par un livre, la curiosité et une grande liberté de penser en tant que femme. Comme essayiste, depuis plus de quinze ans, je tourne autour de cet objet qui s’appelle « l’acte de créer » et cela touche aussi l’art de vivre que ces femmes pratiquaient. Le fil rouge s’adapte très bien à son temps, monde de réseaux, presque des rabbit-warren qui vont dans les régions par l’envoi de colis postaux, comme si deux choses que l’on dit en voie de disparition, le livre et la poste, résistaient malgré tout.
Louise Warren, merci!
Photo de couverture : Raphaëlle Patoine
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