Au changement d’année de calendrier, j’ai toujours l’impression que le monde se remet en place. Il ne repart pas à zéro : il arrive brinquebalant au bout du chemin de l’année précédente et cale ses roues sur les rails de la nouvelle. Plus que de l’optimisme, c’est une satisfaction prudente que je ressens, celle qui accompagne les petits déclics et les fins de cycle.
Durant les vacances des Fêtes, peut-être pour amplifier ce sentiment, j’ai décidé que je terminerais 2017 et que je commencerais 2018 en revisitant Margaret Atwood : Alias Grace et The Handmaid’s Tale, deux romans que j’avais lus pour la dernière fois en 2004 et en 2012, respectivement. J’inscris toujours, sur la page de garde de mes livres, la date à laquelle je les commence; en découvrant celle d’Alias Grace, j’ai eu un petit vertige. Presque la moitié de ma vie à lire et à aimer Atwood.
Écrasant dans ses routines : The Handmaid’s Tale
There’s a rug on the floor, oval, of braided rags. This is the kind of touch they like: folk art, archaic, made by women, in their spare time, from things that have no further use. A return to traditional values. Waste not want not. I am not being wasted. Why do I want? (p. 7)
Est-ce que ça vaut encore la peine de résumer The Handmaid’s Tale? Offred, la narratrice, est aux prises avec un monde qui est rapidement passé de celui des États-Unis qu’on connaît aujourd’hui à celui, cauchemardesque et oppressant, de la République de Gilead. La vie y est organisée suivant une interprétation délirante de la Bible, qui contraint les jeunes femmes encore fertiles, comme Offred, à servir de machines à bébés pour les couples stériles de l’élite en place.
Mais c’est quasiment triste de parler de ce livre seulement pour en souligner l’intrigue, son caractère annonciateur, les avertissements qu’on devrait y voir. En le relisant, j’ai été frappée à quel point Atwood écrit bien : le récit est délicatement éclaté, jamais linéaire, mais toujours facile à suivre; l’atmosphère de la maisonnée où aboutit Offred est compliquée et jalouse, écrasante dans ses routines; la langue d’Atwood est pleine de circonvolutions, dénicheuse d’expressions convenues qu’elle s’empresse de déchiqueter pour mieux leur redonner un sens. Le roman se termine sur une postface académique qui, des décennies plus tard, revient sur le récit d’Offred pour en souligner les failles : si seulement elle avait pris le temps, en enregistrant clandestinement son histoire, de décrire en détail l’organisation politique de Gilead…! Comme quoi le témoignage d’une femme n’est jamais tout à fait adéquat, peu importe de quel bord on le prend.
Alias Grace : une petite acidité paniquée
Le témoignage de Grace Marks est aussi systématiquement remis en doute dans Alias Grace : accusée du meurtre de son employeur et de la maîtresse de celui-ci, embrouillée dans une amnésie que plusieurs croient feinte, emprisonnée puis internée, Grace est, au début du roman, détenue au pénitencier de Kingston, où ses doigts agiles lui valent d’être régulièrement réquisitionnée par la femme du directeur de l’établissement. Entre deux travaux de couture, elle raconte son histoire à un psychiatre américain, embauché par un comité de bonnes âmes qui souhaitent voir Grace exonérée. Ce qu’elle révèle et ce qu’elle retient viennent se déposer en couches successives sur le récit, jusqu’à en compliquer habilement le relief.
Ça a été un vrai bonheur que de relire ce roman : portrait minutieux du Haut-Canada victorien, délicieusement lent, atmosphérique sur les bords et juste assez étrange pour laisser une petite acidité paniquée dans le fond de la gorge. Je me souvenais de Grace et de ses courtepointes, de sa vie austère au pénitencier et du grand mystère entourant les meurtres dont elle est accusée, mais j’avais oublié qu’Atwood nous entraîne dans une exploration de la santé mentale version deuxième moitié du dix-neuvième siècle : conceptions contradictoires de la folie, avancées et traitements, hypnose, asiles en panne d’humanité. Elle laisse aussi, à travers le récit de Grace, une grande place au quotidien des femmes de classes inférieures, ces domestiques qui s’affairent dans les pièces sombres des belles maisons, industrieuses et curieuses, à la fois gardiennes de tous les secrets et proies faciles pour messieurs entreprenants. Mais surtout, Atwood nous rappelle la façon dont les histoires se forment, toujours après les faits et toujours en marge du cœur battant de la vie :
When you are in the middle of a story it isn’t a story at all, but only a confusion; a dark roaring, a blindness, a wreckage of shattered glass and splintered wood; like a house in a whirlwind, or else a boat crushed by the icebergs or swept over the rapids, and all aboard powerless to stop it. It’s only afterwards that it becomes anything like a story at all. When you are telling it, to yourself or to someone else. (p. 355)
Les bonnes et les mauvaises féministes
J’ai lu ces deux romans en une semaine et des poussières, les avalant à grandes gorgées avides. Quelques jours après, je suis tombée sur la lettre d’opinion d’Atwood sur le mouvement #MeToo, publiée dans le Globe and Mail. Elle y fait, acerbe et un brin condescendante, le procès des bonnes féministes qui, selon elle, risquent de jeter le bébé avec l’eau du bain en remettant en question le système de justice actuel. Atwood s’y pose en modèle de modération, loin des extrêmes et de ses dérives, revendiquant le titre de mauvaise féministe pour marquer la distance qui existe entre sa propre posture, calme et réfléchie, et celle de femmes qui mèneraient une bien mal avisée chasse aux sorcières, dirigée contre quiconque leur poserait trop de questions. Dire que j’ai été déçue relève de l’euphémisme.
Atwood avait déjà essuyé plusieurs critiques après avoir signé, aux côtés d’autres artistes canadiens, une lettre ouverte en appui à Steven Galloway, un professeur de la University of British Colombia qui était alors la cible de plaintes pour agressions et harcèlement sexuels. Qu’elle ait une position qui ne soit pas la mienne, ça arrive; mais qu’elle persiste à utiliser la tribune dont elle dispose pour remettre en question, implicitement ou non, la parole de victimes d’agressions sexuelles, ça me trouble beaucoup.
C’est difficile de réconcilier les mots qu’Atwood dépose dans l’espace public avec ce que je crois avoir trouvé dans ses livres : une compréhension profonde et nuancée des femmes et de leur vie intérieure, en plus d’un parti pris pour les personnes qui n’ont pas souvent le gros bout du bâton. Je n’ai jamais été capable de séparer l’artiste de l’œuvre, pas complètement; mais je peux quand même choisir ce que je retiens d’Atwood et de ses livres. Je crois encore qu’il s’opère, à la lecture d’une œuvre, une espèce de transfert de sens entre l’autrice et la lectrice, que la balle lancée à travers la fiction peut être attrapée de la façon dont on le souhaite, celle qui nous convient, celle qui nous parle le plus. Atwood, dans le Globe and Mail, ne me parle pas. Je jongle avec les balles que j’ai, du bout des doigts. Je refuse de les échapper.
Vous préoccupez-vous des prises de position publiques de vos auteurs préférés? Est-ce qu’elles affectent votre lecture de leur œuvre?
Margaret Atwood. Alias Grace. Seal Books (1996: 2000), 561 pages.
Margaret Atwood. The Handmaid’s Tale. Seal Books (1985: 1998), 402 pages.
En complément : l’article d’Ariane sur The Handmaid’s Tale, juste ici.
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