«Il faut absolument que tu lises ça».
J’étais au salon du livre avec ma cousine, il y a deux ou trois ans, et c’est ce qu’elle m’a dit en me tendant un exemplaire de La renarde et le mal peigné. Habituellement, quand quelqu’un m’aborde avec cette phrase pour me suggérer une lecture, ça pique ma curiosité. J’ai envie de découvrir ce qui justifie l’emploi de l’impératif dans la phrase : s’il faut que je lise ce livre, c’est parce que mon interlocuteur y a découvert quelque chose d’extraordinaire… Et même si ce n’est pas une garantie que j’aimerai la recommandation, ça me touche que quelqu’un que j’aime me partage une lecture avec autant de ferveur ! Toujours est-il que lors de cette fameuse visite au salon du livre, j’achetai le livre que me tendit ma cousine. Quelques années plus tard, je la remercie encore de me l’avoir fait découvrir. Ce récit de correspondances est encore à ce jour une des lectures qui m’ont le plus bouleversées et auxquelles je reviens souvent.
La renarde et le mal peigné, c’est qui ?
La renarde, c’est la chanteuse Pauline Julien. Le mal peigné, c’est l’écrivain et homme politique Gérald Godin. Ces surnoms affectueux proviennent directement de leur correspondance ! Les deux artistes, qui se sont rencontrés dans les années soixante, dans la loge de Pauline Julien après un de ses spectacles, ont entretenu une relation amoureuse pendant plus de 30 ans. C’est la fille de la chanteuse, Pascale Galipeau, qui a choisi de retracer et de publier leur correspondance en 2008, 10 ans après la mort de sa mère. En avant-propos du livre, elle écrit ceci :

Pauline Julien
« À la mort de Pauline, j’avais mis les lettres sous scellé pour cinquante ans sans même les regarder, trop bouleversée pour imaginer que d’autres allaient farfouiller dans leur intimité. Et puis cela a fait 10 ans en 2008 que Pauline est morte. Lors de cet anniversaire, j’ai pris subitement conscience que si je ne faisais rien, quarante autres années allaient passer ce qui risqueraient de précipiter ces lettres dans l’oubli […] Au fil de ces lettres se dessine un dialogue amoureux entre deux êtres qui se sont aimés follement durant plus de trente ans. Un dialogue qui tourne autour du mystère de l’amour, le questionne et nous le renvoie en miroir».

Gérald Godin
«Un dialogue qui tourne autour du mystère de l’amour, le questionne et nous le renvoie en miroir.»
Cette phrase de Pascale Galipeau résume bien ce qui m’a tant bouleversée dans ce livre : trente ans de relation, c’est toute une vie pour se questionner sur l’amour ! Leurs lettres n’étaient pas destinées à être publiées au moment de leur rédaction et revêtent donc un caractère très personnel et authentique qui permet au lecteur d’avoir accès aux doutes, aux frustrations et aux questionnements, bref à l’intimité de ces deux figures marquantes de l’Histoire du Québec :
«Je t’aime parce que tu veux aller plus loin, ne jamais te contenter de peu et de l’à peu près, d’une vie qui ne te satisferait pas pleinement. C’est ce qui te donne ta dimension comme être et comme femme. C’est aussi ce qui met un océan entre nos deux vies. C’est con, con, con et re-con».
–Gérald Godin à Pauline Julien, 10 avril 1966
«Je t’aime pour ta logique si différente de la mienne.»
Gérald Godin a repris cette citation de Paul Éluard alors qu’il était interrogé sur sa définition de l’amour lors d’une entrevue de radio, dans les années 80. Ce qui est remarquable dans le couple Julien-Godin, c’est le très grand besoin de liberté de ces deux êtres, qui les a poussés à avoir des carrières chacun de leur côté tout en demeurant profondément amoureux : elle a eu une carrière florissante sur scène dans les années soixante au Québec et en Europe, et lui en politique et en écriture au Québec dans les années 70. En lisant leurs lettres, on sent qu’en dépit des tensions crées par la distance et par certaines divergences dans leur vision de l’amour (il lui est maintes fois infidèle, elle est vivement jalouse), ils partagent des valeurs profondes et une grande connexion intellectuelle :
«[…] quant à vous, votre intelligence me plaît. Celle par exemple dont vous m’avez donné la preuve dimanche soir au téléphone, je crois. Et si je me souviens des meilleurs moments que nous avons eus, il s’agissait presque toujours de ces échanges d’idées, de ces poursuites mutuelles, réciproques où je traquais parmi les mots, entre les phrases que vous disiez, une nourriture à réflexion et à dialogue entre nous deux. Je traquais votre esprit où le cœur tient une grande place, c’est naturel et nous pensions, tous les deux. »
– Gérald Godin à Pauline Julien, 29 mai 1963

Dessin tiré d’une lettre de Gérald Godin à Pauline Julien, 10 avril 1966
Tout sauf un amour tranquille
Ce qu’il y a de profondément romantique et touchant avec cette lecture, c’est d’abord qu’il ne s’agit pas d’une fiction. Ensuite, la relation Julien-Godin n’a rien d’un long fleuve tranquille : tous les deux ont su naviguer (excusez le jeu de mot!) à travers les aléas de la vie en ne se perdant jamais de vue. Dans la catégorie «lecture qui fait du bien», je trouve que c’est gagné parce que ça rappelle qu’un couple fort n’est pas forcément un couple «parfait». Pour reprendre la recommandation de ma cousine : «il faut absolument que vous lisiez ça» !
Et parlant de recommandations: avez-vous lu des récits de correspondances qui vous ont marqués ?
Comme bien des lecteurs et lectrices de ma génération, la correspondance entre Sarte et Beauvoir ou celle entre Beauvoir et Nelson Algreen.
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Je vous suggère au passage celle d’Albert Camus et Maria Casarès. Je viens de l’entamer et c’est très bon ! Merci pour votre commentaire !
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Mille mercis pour cette critique des plus inspirantes et éclairantes ! Je suis très touchée par ce passage :
« Je t’aime parce que tu veux aller plus loin, ne jamais te contenter de peu et de l’à peu près, d’une vie qui ne te satisferait pas pleinement. C’est ce qui te donne ta dimension comme être et comme femme. C’est aussi ce qui met un océan entre nos deux vies. »
C’est exactement ma vision de l’amour. Ne jamais se laisser aller au confort de bien se connaître, ne jamais se laisser couler dans la mélasse de la médiocrité. Plus on cultive son individualité, c’est à dire ses goûts, sa culture, sa curiosité et sa spiritualité, plus on apparaît aux yeux de l’autre comme distinct, nouveau, désireux et désiré car désirant, car actif, car vivant. L’océan entre nous, c’est l’imaginaire, c’est le pont qu’il nous faut construire dés que l’on souhaite sortir de soi pour toucher l’autre, et donc le monde.
C’est un livre que je lirais avec plaisir et passion ! Merci encore !!
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Merci pour votre commentaire. Je suis ravie de vous avoir donné envie de lire le livre ! C’est un grand couple que celui de Pauline Julien et Gérald Godin. Bonne lecture !
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