Réflexions littéraires
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Comment « Journal d’un morphinomane » a bien failli avoir raison de moi!

J’ai dû m’armer de patience pour parvenir à mettre la main sur Journal d’un morphinomane à la BAnQ. Le précieux livre m’est donc parvenu… et son effet fut plus que surprenant!

Auteur anonyme, entouré d’un certain halo de mystère… jusqu’à ce qu’on amorce la lecture. En avant-propos, on nous explique que ce document fut publié en 1896 (ce n’est pas une faute de frappe… 1896, donc il y a 121 ans!) dans une revue médicale : Archives d’anthropologie criminelle, de médecine légale et de psychologie normale et pathologique, pour être très exacte. Publiée, donc, comme vous le devinez sans doute, par un médecin.

Pourquoi ce journal d’un drogué mérita-t-il de paraître dans cette revue médicale? Parce qu’il fut écrit par un vrai médecin! OK… les romantiques dans la salle viennent illico de voir une splendide image de Clive Owen dans The Knick, non? OK pour les autres… C’est moi qui régale :

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Source : The Knick

Alors, tout comme le médecin du livre, cette image de Clive représente le moment où tout va bien, fier et réputé docteur, ayant accès à toute la médication possible, tous deux tombent dans la marmite si je peux emprunter l’expression. Tant que ça va, ça va… Mais c’est que ça ne va pas longtemps. Pour notre homme du journal, nous l’accompagnerons au fil de ses 14 dernières années de consommation. La morphine est ultra puissante (Clive s’en fait désintoxiquer dans la série en remplaçant le tout avec de l’héroïne…).

Ma propre cure Journal d’un morphinomane 

17 février : 7 h 45, levé difficile. J’ai le cerveau embrouillé. À peine j’ouvre les yeux que déjà je peux percevoir les effluves imaginaires du café à venir. Je m’étais fixée comme objectif juste 2 par périodes matinales, j’eus du mal à m’arrêter après 3 et demie. Échec pour ce matin, mais j’ai bien l’intention de compenser en journée. 

Fin du jour, mon estomac s’en ressent, j’ai exagéré sur la quantité de liquide noir savoureux. Les tremblements sont revenus. Malgré que je tente de limiter mes ajouts de crème et de miel, j’ai dépassé par 750 ml ma limite prévue. La mise au lit est pénible, serait-ce un ulcère qui tente de voir le jour? Mon agitation mentale est exacerbée par mes excès. Demain sera plus contrôlé. Si seulement j’avais encore cet élixir fabuleux venu du Costa Rica, je serais en moins piètre état. 

Déjà vous vous dites : mais 14 années d’un journal personnel… vraiment pas intéressé! Au contraire! Tout petit livre, à peine 125 pages. Ceci est possible, car de grandes ellipses de temps sont faites. En fait, lorsqu’il subit de grandes souffrances physiques, quand la réserve s’épuise, il écrit. Il écrit pour se contrôler, pour ne pas virer fou! Il écrit aussi, car il a espoir de se sortir de cette dépendance terrible, qui le mine, l’affaiblit et le dirige vers la tombe, vitesse grand V, plus les jours, les mois et les années passent.

21 février : Quel triste constat, mes nuits sont tourmentées, mes rêves déraillent complètement. Les derniers jours n’ont guère été plus modérés qu’avant, quoique mieux que l’an dernier à pareille date. Serais-je capable ce matin de résister à plus de 250 ml? Je le peux. Je dois ajouter plus de solide à ma diète, car mes selles sont beaucoup trop liquides dès les premiers cafés. Comme l’appétit est pratiquement parti après les 500 autres ml, je maigris à vue d’œil. Je le peux! J’ai une to-do list à rencontrer aujourd’hui… je suis confiante. 

Comme vous vous en doutez bien, malgré l’œil attentif et précis du médecin, la dépendance prend tous les dessus, contrôle absolument tout. Plus fort que les douleurs, les déceptions, les plaies d’injections, les coliques, la bouche qui ne goûte plus, le sang qui ralentit de circuler là où il le faudrait, la pâleur générale, les sueurs, les nuits d’angoisse, les cauchemars, les énormes abcès purulents, coulants, l’état de faiblesse, la fatigue, la confusion constante… il continue ses fonctions de docteur! Il inscrit méticuleusement chaque injection, la quantité, la fréquence, les symptômes… Tout! Nous sommes le spectateur de ce déclin. Impuissant, mais comme c’est factuel, pas du tout larmoyant. Nous poursuivons la lecture, hyper intéressés. Il arrive presque à réduire sa consommation à certains moments, non sans peine!

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Source : The Knick

Les kilogrammes, les grammes, les seringues et l’opium

N’étant pas familière aux dépendances qu’il s’injecte, j’ignorais à la lecture ce que pouvaient représenter les kilogrammes commandés, espérés, reçus, livrés. Pour donner un exemple, il reçoit normalement, livrés de comparses du milieu, environ 64 kilogrammes de morphine, ce avec quoi il espère pouvoir faire deux mois. Il s’injecte environ 14 seringues complètes par jour. Les jours meilleurs il arrive à gérer ses souffrances avec 8… Mais rapidement les jours suivants il retombe à 14. Du moins pendant plusieurs mois/années. Il vise les petits chiffres comme 8 seringues… OK, mais quoi? Ça ne m’indique pas vraiment plus à quel point il est accro. À quel point les dommages corporels peuvent être importants ou encore à quel point il est sévèrement pris dans ce tourbillon… Enfin, j’ai trouvé des données qui ressemblent à : une seringue contiendrait 6-8 doses requises, données à un malade en phase terminale (!!!!!) OK… OMG je viens de saisir! J’ai eu réponse à mes questions! Bouche grande ouverte, je poursuivis ma lecture. Complètement accro à ce récit qui semble nous mener vers l’inévitable!

1er mars : Pétrifiée, je n’ai toujours pas donné suite aux milliers de courriels qui me harcèlent au point de m’empêcher de dormir. Peut-être qu’un pot de café frais me remettrait les idées en place. Tant qu’à ne pas dormir… Aussi bien être productive. Mes selles sont toujours de textures plus liquides que le jour précédent, mon ulcère (c’est réellement un ulcère, je le sens) me fait souffrir sans repos. Nuits très courtes, toujours plus faibles et grises, mes tremblements sont maintenant constants. Mes cernes sous les yeux commencent à être très apparents. Les gens me dévisagent. Comme j’étais trop anxieuse pour me rendre à l’épicerie fine je me suis rabattue sur le dépanneur du coin pour me réapprovisionner. Erreur, ne connaissant pas cette mouture, j’ai sous-estimé la puissance de ces grains. J’ai encore surchargé mon système de café aujourd’hui. Rien vraiment avalé de solide, autre que quelques buns, par principe. Je verrai plus tard.  

Fin attendue 

Rien de bien surprenant, la mort guette notre médecin morphinomane. Nous restons tout de même étonnés de voir à quel point son corps était fort, résistant, après tant d’années d’abus énormes. Il a pu être médecin presque jusqu’à la toute fin. Sauf les derniers mois si je ne m’abuse. La touche finale au livre, la brillante finale, vient boucler la boucle d’une très touchante façon. Sans en révéler le contenu, nous terminons les soliloques avec son narrateur, tour à tour, la morphine elle-même, le journal, le médecin qui décida de faire publier ces données, alors ami avec le médecin morphinomane, et finalement l’éditeur de 1996, qui choisit de republier ces textes datant de 1896, cent ans plus tard!

J’ai adoré lire ce livre, les patterns de dépendance y sont tellement clairement expliqués, disséqués. Si vous avez déjà eu des gens toxicomanes dans votre entourage, vous y retrouverez les mêmes rengaines. Précieux document pour la littérature médicale, pour l’Histoire avec un grand H… Je désire conclure sur les mots de l’éditeur, car je crois qu’ils ouvrent sur une porte que la société actuelle tente encore tristement de garder fermée :

Sans doute, l’absence d’écrits de patients dans l’élaboration du savoir médical tient-elle, aujourd’hui aussi (1996), à la relation difficile de notre médecine avec l’écriture, avec la littérature. Si, au XIXe siècle, le simulateur était la bête noire des médecins, l’écriture personnelle est aujourd’hui leur nouvelle grande peur.

L’écriture du médecin est toujours illisible, celle du patient n’existe pas.

Philippe Artières

Comment Journal d’un morphinomane a bien failli avoir raison de moi!

Pour vous éclairer sur mes notes de journal que j’ai choisi d’insérer à ce texte, pendant la lecture de ce livre, j’ai voulu, moi aussi, me mettre dans une situation de débalancement, d’excès. Comme ma ressource précieuse à moi est le café, je décidai donc pendant le mois de février de vivre ces excès, de prendre en note mes changements physiques, tout comme dans le journal en cours de lecture. Nul besoin de mentionner que j’abandonnai l’idée assez rapidement. L’exercice se voulut donc plus un clin d’œil qu’un désir sincère de me torturer pour la simple idée d’art totale! Rassurez-vous, mes symptômes physiques sont bel et bien partis quand j’offris finalement à mon corps nourriture saine et eau pure. Vous devriez encore me reconnaître si on se croise dans la rue! Je m’en verse juste une petite dernière tasse pour célébrer le tout!

N.B. J’ai pris la liberté d’associer The Knick et ce journal personnel, je ne pourrais affirmer que ce dernier influença le premier.

Bonne lecture!

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Audrey Desrosiers allie la musique, la danse, le théâtre, les performances, les arts visuels, les installations photos et les essaies littéraires. Un même sujet de recherche, plusieurs langages utilisés. Elle propose une réflexion sur la dématérialisation des limites personnelles, le corps et ses représentations, la distanciation du Soi et des territoires communs entre ceux-ci. Comment entrer réellement en collision avec soi, avec l’Autre. Elle est surtout, une lectrice passionnée et désobéissante depuis son plus jeune âge. Elle apprécie les lectures d'horizons parfois moins fréquentés. Hypersensible et exubérante, elle reçoit les mots avec son corps puis apprécie transmettre le tout avec des images bien à elle ! Elle est également la fondatrice du blogue artistique Inside and somewhere else.

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