Il était une fois un récit dans lequel il est difficile de plonger. Les phrases débordent, c’est dense, on ne sait pas par quel bout le prendre. Puis, petit à petit, l’univers s’éclaircit, il nous habite et ses personnages nous intriguent. Le corps des bêtes d’Audrée Wilhelmy entre sous notre peau: qu’adviendra-t-il de la famille Borya et de la petite Mie, 12 ans, qui veut que son oncle Osip lui montre «comment on fait le sexe des humains»? De sa mère, Noé, qui demeure dans la cabane, loin d’eux et du phare? Que fera ce clan qui habite à 8 heures du village le plus près?
Le corps (brut) des femmes
L’histoire est parfois difficile; les deux frères du clan, Osip et Sevastian-Benedikt, «prennent» Noé quand ça leur plaît, comme un objet qui ne sert qu’à satisfaire leur appétit sexuel. De ces relations sans consentement sont nés trois enfants, dont Mie, l’aînée. Noé devient le corps d’une bête, comme ceux qu’emprunte Mie. Car la dimension de conte entre en jeu ici, quand la petite fille nous dit prendre place dans le corps et dans l’esprit des animaux de la forêt qui l’entoure. Elle les habite, en quelque sorte. Elle vole avec les oiseaux, elle est un ours qui s’accouple avec une femelle, elle est une loutre. À Sitjaq, «les bêtes sont à qui les prend», en somme.
Noé a une peau habitable, un cou, un ventre, des bras, des mains, des fesses contre lesquels se déposer. Tout le monde veut l’entre-deux chaud de ses cuisses, tout le monde veut sa joue, sa bouche, son aisselle.
Le corps des bêtes, p. 86
Le livre de Wilhelmy est avant tout une histoire de corps: celui de Noé d’abord, engrossé à répétition et baisé à n’importe quelle heure du jour par les deux frères; celui de Mie ensuite, qui découvre le sien de manière précoce, ne sachant qu’en faire; et celui des bêtes, finalement, qu’on sent présentes partout dans le roman. C’est que Wilhelmy écrit avec son corps: «Mes morceaux de corps tiennent ensemble par les mots», écrit-elle dans le magnifique autoportrait rédigé pour la revue Lettres Québécoises. Celle qui vit à travers son ventre nous le fait bien sentir, partout dans son imaginaire, et surtout dans Le corps des bêtes. «Le langage du corps rendu à l’esthétique», pour reprendre les mots de Marie-Hélène Larochelle dans ce même numéro de la revue.
Wilhelmy écrit le féminin dans sa violence la plus singulière, dans ce qu’il a de pulsionnel et surtout, de corporel. Certes, il est ardu de lire cette brutalité, mais elle est aussi celle de Noé, dans toute sa force de femme. Elle dépèce les baleines, s’enfuit, chante, et elle est là, partout, comme le noyau solide de ce clan indéfinissable.

À l’intérieur des pages de Lettres Québécoises. Crédit photo: Sandra Lachance
Beauté violente
On y trouve aussi des moments de tendresse, comme l’affection que porte Osip à sa nièce encore bébé. Quand on dépose le petit corps de Mie dans ses bras, « son corps se remet à battre » (p. 123). Car Wilhelmy semble ne pas avoir de trajet précis. On avance avec elle dans le récit pour découvrir l’étrangeté de cette famille, malgré tout empreinte de beauté. Grâce à la plume d’Audrée Wilhelmy, ce récit pourtant violent devient poésie.
L’enfant est une couverture chaude contre les bourrasques de la mer.
Le corps des bêtes, p. 123.
L’univers de Wilhelmy fascine. Elle poursuit, après Les Sangs (dont je vous avais parlé ici), la création d’un monde bien à elle, sauvage, bestial, féminin. Son écriture est ardue, aux premiers abords, mais simplement parce qu’on doit avancer lentement entre ses mots, comme l’auteure, qui dit travailler les phrases une à une. Il faut savourer la poésie qui les enveloppe. Laisser le roman habiter notre corps, prendre le temps de dompter la bête.