Bande dessinée et roman graphique
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La peur qui m’habite

Distinguer le vrai du faux nous donne parfois l’impression d’établir une justice et un équilibre dans une société aussi désaxée que la nôtre. C’est un sentiment paisible qui nous murmure à l’oreille que nous sommes bons, justes et honnêtes. La vérité nous procure une certaine confiance ainsi qu’un sentiment de contrôle total alors que le mensonge se caractérise plutôt par ce qui est mauvais et honteux. Pourtant, l’un et l’autre ne s’éloignent jamais bien longtemps. Et même si nous avons la profonde conviction que la vérité doit toujours avoir le dessus, elle ne donne pas toujours pour autant la réponse à certaines de nos questions. La vie, la mort et tout ce qui se trouve entre les deux ne sont qu’une suite d’évènements dont nous sommes le héros, ou bien la victime. Et dans ce dernier cas, le faux est peut-être plus facile à accepter. Car la vérité n’existe pas toujours. Il y a ces zones grises, ces choses odieuses qu’on ne peut expliquer et qui, parfois, nous obligent à nous reconstruire dans le silence. 

Depuis quelques mois, je me découvre une vraie passion pour les romans graphiques et je crois pouvoir maintenant avouer que les oeuvres d’images et de paroles sont celles que je préfère. Elles se complètent par leur complexité et par leur degré d’exposition. Ce sont des oeuvres qui se savourent et qui se démarquent par l’infinie possibilité qu’elles ont de s’approprier des thèmes et certaines paroles. Elles sont audacieuses, drôles, touchantes et bouleversantes. C’est d’ailleurs le cas de Sabrina, de Nick Drnaso. Finaliste au prestigieux Man Booker Prize, cette oeuvre marque un tournant dans l’univers littéraire puisqu’il s’agit du premier roman graphique à être mis en nomination. Encensée par la critique internationale, cette deuxième oeuvre du jeune auteur ébranle par son engagement social et politique. Mené à terme après plusieurs mois de hauts et de bas personnels, Drnaso nous offre une oeuvre graphique puissante, probablement une des plus importantes de notre époque. 

Fille et femme d’Amérique

Sabrina, c’est cette jeune femme qu’on découvre le temps de quelques dessins. Mais avant tout, c’est celle qui hantera les personnages tout au long du récit. Disparue depuis quelques semaines dans une petite ville près de Chicago, Sabrina est retrouvée à la suite de l’envoi d’une vidéocassette à différentes chaînes d’informations et de journaux. Mettant en scène un homme tuant sauvagement une femme avant de s’enlever la vie, la police parvient à localiser le corps démembrer de la jeune femme pour finalement l’identifier comme Sabrina, cette jeune femme disparue quelques semaines plus tôt. Rapidement, elle devient un enjeu important de l’actualité américaine et la vidéo de son meurtre devient à son tour un vidéo virale. 

Sabrina, c’est un meurtre sordide, mais c’est surtout le récit de trois protagonistes reliés à la jeune femme et l’impact qu’une telle exposition journalistique peut avoir sur la vie personnelle. C’est un roman graphique d’une grande qualité qui nous percute et nous inquiète tout au long de notre lecture. On est hypnotisé, voir même hanté par l’oeuvre et ce, même plusieurs semaines avoir après avoir terminé cette lecture. Comme si Nick Drnaso s’était adressé à notre personne et nous demandait quel était notre rôle dans toute cette histoire. C’est un roman renversant qui nous pousse à nous questionner sur notre rapport face à la société et sur la soif de justice qui anime l’état dans lequel nous évoluons. Guidé par des dessins neutres avec des visages peu expressifs, des couleurs pastels et des dialogues somme toute assez simples, Sabrina réussit à nous communiquer de façon subtile des enjeux propres à notre génération. Le langage corporel des personnages nous engage dans le récit dès les premières pages et nous captive par ce halo de mystère qui s’installe tout au long de la bande dessinée. Bien que la première impression de l’oeuvre nous semble se rapprocher d’un TRUE CRIME, il n’en est pas de la sorte. C’est un roman sombre, dramatique et revendicateur. 

Reconstruire après la tempête 

Les trois personnages qui viennent meubler le récit sont très bien construits. À commencer par Sandra, la soeur de Sabrina. C’est d’ailleurs une discussion entre les deux soeurs qui inaugure le roman. Parlant de tout et de rien, on assiste à une discussion franche du quotidien entre deux soeurs qui mentionnent la peur qui habite Sandra de sortir seule le soir après avoir été traqué par une bande d’hommes quelques mois auparavant. Ironiquement, Sabrina sera kidnappée le soir même. Il y a aussi Teddy, personnage phare du récit et peu expressif qui ne s’exprime que lors de ses terreurs nocturnes.

L’histoire commence alors que celui-ci déménage chez Caddy, son vieil ami du secondaire. Habité par une profonde dépression, il passe ses journées à écouter les opinions de tous et les théories sur la possibilité que sa conjointe soit encore en vie. C’est un personnage en quête de n’importe quoi qui pourrait lui permettre de s’accrocher à l’espoir. Si on s’en méfie au début du récit, on finit par être émue par cette sensibilité et cette fragilité humaine. C’est un personnage extrêmement important qui comble le récit par ses silences et son visage neutre du début à la fin. Finalement Caddy, personnage ‘’principal’’ du récit. On le découvre confiant, bientôt promu à son job de technicien sur une base militaire et sur le point de retourner vivre avec sa femme et sa fille qui l’ont quitté plusieurs mois auparavant. L’arrivée de Teddy aura un impact complètement différent sur sa vie. Puisque le personnage de Caddy se conforme à un certain programme professionnel/vie de soldat, ses propos sont plus rationnels. Même chose pour sa relation avec ses propres émotions et sa perception de la réalité. Ainsi, la bande dessinée est parsemée de feuilles d’évaluation psychiatriques suivant le récit de Caddy tout au long des mois bouleversants qu’il vivra. Et c’est très intéressant de voir le cheminement schématique du personnage le plus en possession de ses moyens. On y découvre un Caddy anxieux et dépressif suivant les mois de la mort de Sabrina, cette femme qu’il ne connaissait que par l’entremise de Teddy. C’est un personnage fort intéressant puisque sa perception de Sabrina est la même que celle de ‘’monsieur/madame tout le monde’’. Si le peuple aime s’approprier cette jeune femme et la tragédie qu’est sa mort, Caddy, lui, éprouve un certain malaise à trouver les réponses nécessaires et relatives à la mort de la conjointe de son ami. Et pourtant, à la toute fin de notre lecture, c’est le personnage qui semble le plus marqué par la tournure des derniers mois. 

Raconte-moi une histoire (ou trouve les mots pour me réconforter)

L’oeuvre de Nick Drnaso explore principalement le phénomène des fakes news ainsi que celles des théories de complots menées par la masse. Elle critique ainsi l’impact que celles-ci ont sur une société entière. C’est un livre nécessaire à l’ère TRUMP, qui se démarque par son engagement social et sa réflexion complètement surprenante, voire nécessaire à quiconque. Bien que le livre ne parle en aucun cas de politique, on sent la peur constante habiter les quelque deux cents pages. Et c’est là où Sabrina marque un tournant important. Rarement une oeuvre pourra se vanter de réussir à décrire avec autant de subtilité et de vérité un enjeu important de la société à l’époque dans laquelle l’oeuvre a été créée.  La peur et la haine sont évoquées sous différentes facettes certes, mais principalement par le biais des réseaux sociaux et des médias. Les mots fakes news, fakes news résonnent à nos oreilles comme une menace et nous impose une certaine forme d’interrogation face à ce que nous digérons au quotidien comme informations, mais surtout sur la liberté d’expression de chaque être humain. Avec la montée du trollisme, on en vient à se demander si nous avons franchi la ligne de la liberté d’expression et si nous nous devons vraiment d’avoir réponse à tout. Que ce soit les vêtements de Safia Nolin ou les tueries de masse perpétuées aux quatre coins de la planète, sommes-nous vraiment en droit de dire et d’écrire tout ce que l’on pense?

Tout au long de l’histoire, on assiste à la montée de l’implication du peuple et de ses théories. Si le personnage de Calvin est de type plutôt joyeux, la pression médiatique et sociale feront de lui un homme complètement différent. Écoutant la radio et la télévision pour se rendre au bureau ou bien avant de se coucher, il verra ce divertissement se transformer en son pire ennemi. Aux yeux du peuple, il deviendra la cible des radios poubelles, le suspect numéro un des lignes ouvertes et le tueur présumé de Sabrina. Même chose pour la soeur de Sabrina qui reçoit des lettres de condoléances pour finalement recevoir des menaces et des requêtes pour savoir où est cachée Sabrina, des remarques comme quoi il n’y a pas de lien physique entre elles et que par conséquent, elles ne doivent pas être soeurs.

Il y a aussi cette fascination collective pour la violence. Si les gens consomment l’actualité mettant en vedette des tueurs en série, leur curiosité face aux passions et passe-temps de ces criminels est d’autant plus fascinante. Visionnement de vidéos troublantes en croissance, consommation d’oeuvres citées par le meurtrier ou analyse complète de l’entourage du coupable et de son éducation, chacun y met son grain de sel afin d’avoir les réponses nécessaires. Mais si tout semble possible à acquérir, certaines questions resteront à jamais sans réponse. Et c’est le cas de la violence. Pourquoi assassiner sauvagement? Pourquoi se mettre en scène? Pourquoi anéantir une race? La peur. Enfin, oui, je crois. Et si la question semble trop large pour être répondue, je crois que le poids exercé sur la société est trop énorme pour tenter une quelconque réponse. Parfois la vérité est trop difficile à accepter qu’elle nous oblige à se créer un sentiment de justice pour se réconforter. Il en va de soi avec les théories de masse, les idées de conspirations et les accusations fanatiques. Alors que malheureusement, la vérité est là, devant nous. Elle est simplement horrible à accepter. 

Quelques semaines après ma lecture, je reste encore bouleversée par ce roman de Nick Drnaso. C’est une oeuvre subtilement ficelée et racontée avec délicatesse malgré la lourdeur du propos. C’est en quelque sorte une analyse de nos temps modernes et de nos rapports avec la réalité et la fiction. C’est une bande dessinée à glacer le sang par sa violence principalement psychologique. Sabrina est une oeuvre qui marque un tournant dans l’univers littéraire pour plusieurs raisons, mais surtout pour la qualité et la finesse du travail graphique et dramaturgique de Drnaso. Une oeuvre à lire, à propager et à réfléchir avec ses pairs qui nous repositionne sur la présence médiatique et sur la liberté d’expression sur certaines tribunes. 

Hantée par ces propos, je me questionne sur le nombre de fois où je me suis permis de juger sans connaître et sans vouloir savoir non plus. Il y a tellement de vérités justes à soi-même qu’on oublie souvent celles qui sont collectives, qui font de nous un ensemble. Ce n’est pas en se permettant de rabaisser quiconque ou en exposant nos convictions personnelles sur chaque petite parcelle insipide de l’actualité que nous trouverons justice et vérité. Certes, il faut s’engager, s’unir et rugir face à l’adversité. Mais lorsque l’horreur s’impose devant nous, il faut simplement accepter qu’il n’y pas toujours de logique, et que la vérité n’est pas toujours bonne à savoir. 

Et vous, quelles oeuvres vous ont fait vous questionner sur vos rapports en société?

2 Comments

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  2. Ping : Sabrina : illustration d’un monde hyper connecté | Le fil rouge

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