Littérature étrangère
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L’esthétique de la laideur et les feuilles d’automne

Je fais dans le dégoûtant. L’être humain se meurt dans son besoin absolu de décrire le beau. Et c’est dans notre obsession de vouloir le définir que nous en perdons les repères. C’est qu’ils sont personnels ces repères.

Je me plais dans le laid. Parce que la laideur est relative. Tout comme la beauté.

Qu’est-ce que la vie sans pourriture?

Qu’est-ce que le magnifique sans l’horrible?

Le culte de l’esthétique du beau est archi-faux. L’espèce humaine apprend autant dans la décrépitude de son prochain que dans l’épanouissement de celui-ci.

On naît avec cet amour de l’affreux, de l’étrange et du mystérieux. C’est une envie bien ancrée qui se développe en l’être qui veut bien l’abriter. Comme la fleur, nous l’aidons à croître en l’arrossant de curiosité, d’ouverture et de réalisme. La différence est que nous ne craignons pas de voir la tige se courber l’échine sous le poids de la vie. Nous observons avec autant d’excitation ce rite, par lequel nous passerons tous tôt ou tard, qui s’avère être aussi splendide que la naissance.

Lorsque l’on adopte ce point de vue sur l’esthétique de la laideur, nous pensons bien souvent être les seuls à adhérer à une telle philosophie. Peut-être est-ce plus une théorie qu’une philosophie. Peu importe… La solitude fait partie du processus.

 J’ai été fortement froissée lorsque j’ai fait la rencontre de Mme Amélie Nothomb et de son oeuvre.

Amélie Nothomb Photo : Jean-Baptiste Mondino Droits cédés 2 ans à partir du 04/2007

Amélie Nothomb
Photo : Jean-Baptiste Mondino
Droits cédés 2 ans à partir du 04/2007

Avant même que mes yeux frôlent les premières lignes de ses mots, elle séjournait déjà comme une ombre dans l’entrée de ma demeure. J’avais à l’époque une colocataire qui vouait un amour sincère à la femme de lettres. Cette amie, qui était également artiste, avait tracé le portrait de l’auteure et lui avait offert le hall d’entrée comme royaume.

Je ne pensais jamais que son fantôme allait toujours me hanter deux ans plus tard. Sa peau blanchâtre, ses longs cheveux couleur de jais et son regard perçant m’auront marquée bien avant que ses romans ne le fassent.

J’ai entamé la Métaphysique des tubes avec un enthousiasme certain. Bien trop vite, je m’y suis reconnue.

Les phrases courtes murmurées comme un secret. L’aspect naïf et pourtant menaçant de l’enfant dieu et de son pouvoir absolu. Ces répliques vives entrecoupées de passages philosophiques auront fini de m’achever, moi et mon genre:

La délectation rend humble et admiratif envers ce qui l’a rendue possible, le plaisir éveille l’esprit et le pousse tant à la virtuosité qu’à la profondeur. C’est une si puissante magie qu’à défaut de volupté, l’idée de volupté suffit. Du moment qu’existe cette notion, l’être est sauvé. Mais la frigidité triomphante se condamne à la célébration de son propre néant. (p.34)

J’avais l’impression qu’on me dérobait mes idées. Elle avait trouvé les mots exacts. Peut-être étais-je jalouse de son niveau de compréhension.

Comme elle, je pensais que tout découlait de l’enfance. Un petit être fragile et malléable à sculpter comme de l’argile. Petit soldat de demain sous les doigts d’un système vieux comme le monde.

Jamais… ce n’était pas pour nous.

Le tube se fout de tout. Exception faite de tout ce que les autres se balancent. Nourrir les carpes par exemple.Couverture-Metaphysique-Des-Tubes-Amelie-Nothomb

Dans mon cas, il s’agit de la mue du serpent.

Ce fut mon premier dégoût. C’est étrange. Je me souviens, avant l’âge de trois ans, d’avoir contemplé des grenouilles écrasées, d’avoir modelé de la poterie artisanale avec mes déjections, d’avoir détaillé le contenu du mouchoir de ma soeur enrhumée, d’avoir posé mon doigt sur un morceau de foie de veau cru – tout cela sans l’ombre d’une répulsion, animée par une noble curiosité scientifique.

Alors pourquoi la bouche des carpes provoqua-t-elle en moi ce vertige horrifié, cette consternation des sens, ces sueurs froides, cette obsession morbide, ces spasmes du corps et de l’esprit? Mystère.

Il m’arrive de penser que notre unique spécificité individuelle réside en ceci: dis-moi ce qui te dégoûte et je te dirai qui tu es. Nos personnalités sont nulles, nos inclinations plus banales les unes que les autres. Seules nos répulsions parlent vraiment de nous. (p.137)

Je ne pouvais être plus d’accord. Notre individualité se construit tout d’abord de ce qui nous exècre. Lorsque nous connaissons bien ce que nous avons en aversion, nous sommes en mesure de définir ce qui nous plaît. La beauté et la laideur entretiennent une relation fusionnelle.

On prétend que c’est en faisant l’expérience du monde qu’il nous est possible de distinguer le bien du mal et le beau du laid. La nature du langage est parsemée de conventions sociales qui nous imposent ce qui devrait être beau et bien et ce qui se doit d’être laid et mal.

Rappelons-nous un instant du dialogue entre Socrate et Hippias qui tentent de définir le beau et comment cette belle discussion se termine par une aporie puisque l’illustre philosophe admettra qu’il est tout simplement impossible de décrire le beau de façon universelle. « Les belles choses sont difficiles», nous avait-il prévenus.

Durant notre jeunesse, l’être en construction que nous sommes cherche à tenter des expériences. Jouer à des jeux dangereux. Enfreindre les règles et les interdits. Il arrive donc bien souvent que le désir de mort et de vie s’entrelacent étroitement (détrompez-vous, cela se produit chez les adultes également. La différence, c’est que l’enfant, lui, ne comprend pas encore les conséquences de certains comportements qui lui paraissent anodins.)

On agit donc en voyou par moment et on y prend un malin plaisir. On s’influence les uns et les autres. On pense que cela est tout à fait normal. Bref, on est des gamins.

L’héroïne dans Le sabotage amoureux est en plein dans cette période de son existence. Tâter le pouls de la vie. Avec sa bande, pic_1elle fait régner la terreur sur le ghetto San Ti Lu à Pékin. Vulgarités entre compagnons, mélange de yaourt et de substances venant de l’organisme humain servi aux soldats allemands et punitions d’imbibition d’urine et d’encre de Chine pratiquées sur les ennemis illustrent parfaitement le monde dans lequel la protagoniste âgée de sept ans vit au quotidien. Et elle adore cela.

L’ignominie de cette manoeuvre nous faisait éructer d’extase. Nous nous disions que nous étions immondes. C’était grandiose. (p.25)

Et, une fois de plus, pour prouver la cohésion du laid et du beau, cette existence dans l’abjection sera habitée par un désir ardent de la jeune fille pour Elena, celle qui représente «le centre du monde», l’absolue beauté.

Son corps résumait l’harmonie universelle, dense et délicat, lisse d’enfance, aux contours anormalement nets, comme si elle cherchait à se découper mieux que les autres sur l’écran du monde. (p.33)

C’est que l’un sans l’autre, les concepts de beauté et de laideur ne sont que vide. Il faut qu’il y ait un éclat majestueux de beau pour que le laid s’en empare. Depuis toujours, l’être humain est déchiré, ambigu et contradictoire. Certains plus que d’autres.

Mon questionnement sur le sujet a vu le monde avec la découverte de Baudelaire. Je reviens souvent à lui. Lorsqu’en si peu de pages La beauté côtoie La charogne. Pendant que Hymne à la beauté valse avec La mort des amants. Une jeune fille s’interroge. Peut-il émerger de la beauté une laideur absolue? Et l’inverse?

Et le ciel regardait la carcasse superbe

Comme une fleur s’épanouir

La puanteur était si forte, que sur l’herbe

Vous crûtes vous évanouir.

Des mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

D’où sortaient de noirs bataillons

Les larves, qui coulaient comme un épais liquide

Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague

Ou s’élançait en pétillant

On eût dit que les corps, enflé d’un souffle vague,

Vivait en multipliant. (p.34)

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Le jardin des délices, Jérôme Bosch

Il est intéressant de voir qu’à plusieurs siècles d’intervalle les penseurs se rallient sur certains concepts. Nothomb éveillait en moi les mêmes questionnements.

Je me trouvais dans un tableau de Jérôme Bosch: de toute part la laideur, la monstruosité, la souffrance, la déchéance- et là, soudain, un îlot de pureté intacte. (p.117)

L’obsession de la beauté peut rendre fou, celle de la laideur également. Dans Mercure, un homme dérobe la beauté en la faisant passer pour affreuse. Comme quoi les deux sont interchangeables. Au diable les standards, la norme et les conventions! Je m’octroie le droit sur le néologisme beaulaid.

Après tout, il est bien pire de n’être ni laid, ni beau. La neutralité est absente de plaisir. Elle est invisible.

Rien ne se fait dans le simple. Bien entendu, il est possible de se satisfaire d’un rien et que la simplicité nous donne l’air libre. La complexité de la vie demeure tout de même le déclencheur de la curiosité humaine. Et n’y a-t-il pas plus belle complexité que la complicité entre le beau et le laid?

Et dans cet automne qui tarde à se pointer le bout du nez, j’attends avec impatience de voir les feuilles se décomposer au rythme des mots de ma sorcière bien-aimée.

Métaphysique des tubes, Amélie Nothomb. Albin Michel, 2000. 157 pages.

Le sabotage amoureux, Amélie Nothomb. Albin Michel, 1993. 186 pages.

Les fleurs du mal, Charles Baudelaire. Librio, 1996. 162 pages.

Mercure, Amélie Nothomb. Albin Michel 1998. 226 pages.

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Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance?» (Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris) Les vers de Baudelaire auront été la source de son épanouissement en tant que bizarroïde de ce monde. La poésie, Marika la vit au quotidien à travers tous les petits plaisirs qui s’offrent à elle. Une grimace partagée avec une fillette dans le métro, la fabrication d’un cerf-volant dans un atelier strictement réservé aux enfants, un musicien de rue interprétant une chanson qui l’avait particulièrement émue par le passé, lui suffisent pour barbouiller le papier des ses pensées les plus intimes. Chaque jour est une nouvelle épopée pour la jeune padawan qu’elle est. Entre deux lectures au parc du coin, un concert au Métropolis et une soirée au Cinéma du Parc pour voir le dernier Wes Anderson, elle est une petite chose pleines d’idées et de tatouages, qui se déplace rapidement en longboard à travers les ruelles de Montréal. Malgré ses airs de gamine, elle se passionne pour la laideur humaine. Elle est à la recherche de la beauté dans tout ce qu’il y a de plus hideux. Elle se joint au Fil Rouge afin de vous plonger dans son univers qui passe des leçons de Star Wars aux crayons de Miron en faisant un détour par la voix rauque de Tom Waits et le petit dernier des Coen. Derrière son écran, elle vous prépare son prochain jet, accompagnée de son grand félin roux, d’une dizaine de romans sur les genoux et d’un trop plein de culture à répandre

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