On a tous vécu une première fois.
Si on y pense bien, notre quotidien est rempli de première.
Le premier café, le premier deuil, la première faille. Cette faille nous appartient, et bien qu’elle nous angoisse, nous soit secrète ou nous rende honteux, elle est en nous. On ne peut la dénier.
Il y a aussi le premier roman.
Celui qui lève le rideau sur les écrivains d’aujourd’hui et de demain.
Je n’écris pas de roman, mais je les lis. Surtout les points de départ. Ceux qui façonnent notre relève, qui frappent par leur sincérité et leur témérité. L’honnêteté du premier roman n’a pas d’égal. L’œuvre parle d’elle même et ne tente pas de prouver, ou d’égaler quoi que ce soit. On ne peut que s’émerveiller devant cette nouvelle découverte.
Si la rentrée littéraire de l’automne 2016 nous a autant émerveillés, c’est en grande partie par la présence de nouveaux auteurs qui élèvent leurs jeunes voix et se démarquent par la clarté de leurs propos.
Parmi ces auteurs, un en particulier se démarque par sa voix franche et enlevante. Oeuvrant dans le milieu de la restauration depuis plus d’une quinzaine d’années, Stéphane Larue fait une entrée remarquée dans la cour des grands avec son premier roman unique; Le plongeur.
Le Quartanier frappe encore une fois. Le plongeur s’avère être une œuvre d’une grande profondeur, qui marquera sans aucun doute la littérature québécoise.
Le plongeur, c’est un narrateur sans nom, un jeune homme à peine âgé de 20 ans et étudiant au cégep du Vieux en Graphisme. C’est le début des années 2000. Il aime la lecture, le dessin, les bands de heavy métal, mais surtout, le jeu. Celui qui mène à sa propre perte et lui fait perdre argent, amour, amis et respect. Endetté par-dessus la tête, il saisit l’opportunité de travailler dans un restaurant italien de l’avenue Mont-Royal, lui qui n’a jamais travaillé en restauration. Il y deviendra le plongeur.
Le plongeur, c’est une insertion dans la triste réalité de la dépendance d’un jeune homme qui a à peine entamé sa vie. Mais c’est surtout le rythme effréné de la restauration, un récit sur l’adrénaline et le dépassement exigé, même si on s’y perd parfois.
C’est un livre brillant, une œuvre maîtrisée qui se dévore tout au long de ses 600 pages. On ne peut arrêter de le lire, happé par cette nouvelle rumeur, cette histoire bien ancrée dans la réalité, mais qui prend des allures de thriller, flirtant même avec le polar.
S’étourdir pour oublier
Rares sont les romans consacrés au milieu de la restauration. On le sait, ce qui se passe dans un restaurant va bien au-delà des apparences.
C’est un monde unique, où chaque employé parle le même langage, vit sur le même degré d’adrénaline, le temps d’un rush ou deux. Cette affluence est bien argumentée par Stéphane Larue. Même si on sent l’urgence, chaque mot est bien choisi et bien posé.
On arrive à visualiser si bien cette jungle qu’on devient rapidement hypnotisé. Les va-et-vient d’une cuisine dépassent bien souvent la réalité.
L’auteur nous en dépeint l’univers avec beaucoup de rythme et d’engagement. Si bien que lorsqu’on lit sur l’après-shift, on est happé par le lâcher-prise commun de ses employés. Les pétages de face, la paye dépensée en alcool, l’amour du heavy métal, le speed, toute la drogue nécessaire pour te garder éveillé et fonctionnel pour affronter un autre 12 heures en ligne, ne sont que le point virgule d’une journée de travail.
C’est d’ailleurs en quoi réside la force de ce premier roman; malgré l’urgence du moment, l’adrénaline et les sueurs froides, Stéphane Larue arrive à bien déposer ses éléments et ne précipite rien. Les yeux et les oreilles d’une cuisine, c’est le plongeur. Et de sa position, l’auteur nous livre le tout sans artifice, tout en étant maîtrisé. On prend le temps de décrire les lieux, les tâches à exécuter, l’effet routinier. Ainsi, on plonge dans les patterns des cuisines, mais surtout dans ceux de la dépendance.
Car malgré son jeune âge, ce narrateur nous plonge dans un univers sombre, sans équivoque et surtout autodestructeur. Se détachant de tout concept le reliant à la réalité, le narrateur ment sans cesse pour sauver sa peau et pour trouver le plus d’argent possible. Cette dépendance à l’étourdissement se présente à nous pour nous faire oublier qu’on existe. Pour chasser l’ennui, le vide, et pour oublier qu’au fond, nous sommes dépendants.
On se répugne de la dépendance. Ne tardant pas à juger ces gens et à les accuser. Pourtant, le plongeur nous donne un tout autre goût. On est fasciné par ce garçon déterminé et talentueux au penchant autodestructeur.
On n’arrive pas à porter de jugement sur cette faille. Bien au contraire, on s’attache à lui, comme si on souhaitait que ce soit nous, cette bouée de sauvetage.
Jamais un roman n’aura autant dépeint un portrait aussi juste de la restauration, de la dépendance et des particules malsaines flottant tout autour.
Être à la bonne place au bon moment
Sous ses allures quelque peu candides, ce jeune narrateur nous fascine par son écoute. Le plongeur s’empreint des états, des histoires des autres.
Il est le personnage caméléon, celui qui cherche encore les réponses, conscient que l’avenir est devant lui, même s’il ne choisit pas la bonne porte.
Ainsi, les personnages qui croisent sa route ne sont pas accessoires. Leur présence est nécessaire à l’œuvre et la fait évoluer à un rythme effréné. Que ce soit Bébert (ce cuisinier soûlon et grande gueule), Malick (le cousin S.O.S. toujours là) ou Mohammed (ce chauffeur de taxi zen qui en quelque sorte ouvre et ferme le roman), ils amènent le personnage principal à se repositionner, à faire une différence entre passé et futur.
Ils sont l’une des grandes forces du roman. Car même si leurs rôles sont bien établis, il n’en demeure pas moins qu’ils traînent avec eux un aspect de suspense, ne sachant jamais si l’un d’eux pourrait découvrir le pot aux roses, ou faire sombrer le plongeur.
Le plongeur et Stéphane Larue ne sont pas si loin l’un de l’autre.
Oui, c’est un roman. Fictif, mais pas tout à fait. Surtout avec les dernières pages, où l’auteur joue sur la temporalité, se mettant lui même en scène, parlant de son livre à paraître.
Ce n’est pas une surprise, ce narrateur se manifeste à la toute fin au prénom de Stéphane.
Dès son dévoilement d’identité, le récit prend une tournure différente. C’est le processus du changement qui s’engage. Comme si la réalité venait tout juste de le happer.
On ne termine pas le roman sur une fin. Ce qui est vrai ou faux ne nous appartient pas. C’est une porte qui s’ouvre sur on ne sait quoi, mais on est happé par cette plume unique et captivante.
Le plongeur est de loin mon grand coup de cœur 2016. Un roman aux allures d’un polar qui nous tient en haleine tout au long de ses 600 pages. Une œuvre unique, troublante et prometteuse.
Stéphane Larue nous ouvre une porte sur cette faille, et on ne peut que le remercier devant toute cette générosité. Même s’il s’agit d’un récit fictif, on est chamboulé dès les premières pages, conscients de la gravité du propos et de la mince ligne qui nous relie, nous aussi, à ce récit.
Comme quoi il y a toujours un peu de lumière dans chaque faille.
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