«Quel lecteur qui se respecte n’a jamais cru atteindre, entre les pages d’un livre, le cœur caché des choses, battant la chamade au revers des apparences?» (p. 34)
C’est par une double mise en abyme que Daniel Canty exprime, dans cet essai très personnel, son rapport aux livres et l’importance de la littérature dans sa vie. Comme si un livre qui parle de livres n’était pas déjà assez meta, l’auteur fait littéralement plonger son lecteur dans les profondeurs de sa psyché, dans sa «mer intérieure», par l’entremise de références constantes aux fonds marins – des références aux «abîmes» océaniques.

Mindblown!
Si son allégorie sous-marine manque parfois de clarté, il ne s’en soucie guère, car pour lui, la métaphore est le fondement même de notre interprétation du monde. L’apprentissage de la vie est un jeu d’associations, de rapprochements entre les idées à partir desquels nous développons des images et créons notre propre représentation du monde qui nous entoure.
L’eau et le rapport métaphorique au réel constituent ensemble le fil conducteur du livre, le courant qui porte le lecteur et l’entraîne dans les eaux troubles des pensées et des souvenirs de l’auteur.
¡Libro libre!
Cet essai est aussi un plaidoyer pour une interprétation libre et subjective des livres. Pour Daniel Canty, la littérature n’est pas une affaire d’analyses rigoureuses et de rectitude langagière, de «rigueur» et de «lucidité», mais plutôt une façon de sortir de soi pour penser sa vie et imaginer le monde en explorant d’autres réalités:
«Nous cherchons les passages secrets qui, entre les mots et les images, mènent [à d’autres mondes], pour nous y faufiler et en revenir riches d’une histoire dont le trésor n’appartient qu’à nous.» (p. 33)
«Un livre et son lecteur scellent le pacte d’une société secrète […] qui invite à se risquer dans les profondeurs qui béent à un pas de nos quotidiens et [à] se laisser submerger par la littérature comme pour s’y noyer…» (p. 35)
«Ceux qui parviennent à effleurer le cœur du mystère rejoignent le cercle restreint des initiés, qui commencent à écrire pour retrouver le chemin, la promesse où les a menés la lecture.» (p. 34)
C’est sur ces préceptes que l’auteur fonde la Société des grands fonds, puis déclare:
«Je […] fais serment de me laisser porter, en imitateur sautillant de l’hippocampe, à travers mes souvenirs de lecture pour repêcher les perles submergées dans la mer intérieure où je plonge lire et où ma mémoire et mon imagination s’enracinent, ondulant comme le plancton sous l’influence des courants.» (p. 36)

La Société des grands fonds de Daniel Canty (et un canard en caoutchouc!)
Hydrographie d’une vie littéraire
Dans ses courtes chroniques autobiographiques, Daniel Canty trace pour nous la carte d’un réseau complexe formé de ses rêves, de ses souvenirs d’enfance, de ses récits de voyage et de certains moments marquants de sa vie, tous reliés les uns aux autres par des récits affluents, qui alimentent le cours de son existence: les livres.
Tantôt, une baignoire, lieu de lecture de prédilection de l’auteur, est comparée avec humour à un navire d’exploration; tantôt les perfusions d’un malade rappellent tristement la clepsydre de Bruno Schulz et deviennent une horloge par laquelle s’écoule, goutte à goutte, le temps qui lui est imparti. Ainsi, les métaphores aquatiques et les références intertextuelles s’accumulent, multipliant les échos et créant une forte cohésion entre les événements, pourtant disparates, qui sont racontés.
Un nombre impressionnant d’auteurs et de livres sont cités. Par exemple, l’auteur associe son adolescence à Salinger, à Boris Vian et à Réjean Ducharme, en décrivant cette période de la vie en ces mots:
«Le monde est phony, un faux, un nénuphar nous pousse en plein cœur, tout nous avale…» (p. 166)
L’auteur tire sur la ficelle qui relie tous les livres et s’en sert pour rattacher les pans de sa propre histoire. Du fil de ses lectures, il tisse une toile solide sur la trame de sa vie.

L’archipel des histoires: une géographie de La Société des grands fonds de Daniel Canty, illustrée par Stéphane Poirier, 2018 (Éditions La Peuplade), crédit photo: Jolin Masson
Jeter ses rêves avec l’eau du bain
«Je vous propose donc, au terme de votre prochaine baignade, et ce, même si vous êtes de ceux qui préfèrent les douches, de vous attarder au bouchon de la baignoire et à la béance cyclopéenne par où sont emportées les eaux usées. Dans la mer intérieure qui s’étale en secret sous les maisons, nos fantasmes tourbillonnent jusqu’au cœur caché des choses, où grandit patiemment une part de nous qui échappe à notre compréhension et qui attend notre retour.» (p. 58)
À cette invitation de l’auteur, je me suis interrogée sur mes propres expériences et j’ai été impressionnée par le travail de réflexion que cet exercice de style a dû exiger. Quels impacts ont les livres sur nos vies? De quelles façons les fictions que nous lisons résonnent-elles dans nos existences réelles? Je ne me risquerai pas à tenter de répondre à ces questions ici, mais chose certaine, l’idée d’une société secrète qui lierait tous les lecteurs me plaît et je suis prête à signer ma carte de membre n’importe quand!
Et vous, quels livres ont eu une influence importante sur votre vie?