Littérature étrangère
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Americanah ou Comprendre l’Amérique pour les Noirs non américains

D’accord, ça craint d’être pauvre et blanc, mais essayez d’être pauvre et de couleur. […]
« Pourquoi faut-il que nous parlions toujours de race? Ne pouvons-nous pas simplement être des êtres humains? » […] « C’est exactement le privilège des Blancs, que vous puissiez faire ce genre de réflexion. » La race n’existe pas véritablement pour vous parce qu’elle n’a jamais été une barrière. Les Noirs n’ont pas le choix. (p. 384-385)

Je suis tombée sur Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie lors d’un salon du livre, par hasard. Voyant que je scrutais le livre avec attention, une libraire est venue me voir et ce qu’elle m’a dit m’a donné immédiatement envie de le lire. C’était l’histoire, disait-elle, d’une Nigérienne qui arrive aux États-Unis et qui découvre alors que la couleur de sa peau a une importance qu’elle ne lui avait jamais accordée jusqu’alors. Le livre racontait l’expérience que cette femme a vécue, confrontée à une réalité et à des situations nouvelles qui ont fait naître chez elle des réflexions sur la race et le racisme. Bref, je suis enjouée, je note le titre dans un carnet et je me promets de me le procurer rapidement.

Quelques semaines plus tard, je discute avec une Américaine avec qui je me suis liée d’amitié lors d’un échange étudiant. C’était une littéraire passionnée comme moi, et voyant qu’elle avait lu ce livre, je lui demande avec curiosité ce qu’elle en a pensé. « C’est bien, mais c’est bourré de clichés et de préjugés sur les Américains » qu’elle me dit. De retour au Québec, je mets la main sur le livre avec grande hâte de savoir enfin de quoi il retourne. C’est que j’ai hâte de voir si mon œil de Québécoise diffère grandement de celui de mon amie américaine et surtout si le regard extérieur d’Adichie sur la société américaine m’ouvre les yeux sur une réalité qui, en tant que « blanche », n’avait jamais convoqué d’interrogations chez moi jusqu’à maintenant.

D’abord, si Americanah veut aborder la question de la race, ce dense roman de 523 pages n’est pas uniquement centré sur cela. Ce qui est chouette, c’est que nous passons un très grand moment avec le personnage complexe et très développé qu’est Ifemelu et ainsi, une grande partie du livre se passe au Nigéria, où Ifemelu raconte son enfance, l’histoire de sa famille, sa rencontre avec Obinze, l’homme dont elle tombe amoureuse, et sa décision d’aller étudier aux États-Unis. Adichie présente la société nigérienne avec beaucoup de précision et de détails, et ce n’est qu’après quelques centaines de pages que nous arrivons aux États-Unis. Et même rendus de l’autre côté de l’Atlantique, nous naviguons dans le quotidien de la jeune fille à travers le récit de ses relations amoureuses et de ses rencontres diverses. Le livre se veut donc passionnant d’abord pour la richesse de son histoire et l’attachement que nous développons pour Ifemelu et sa vie de jeune femme dans la vingtaine (plutôt typique, je trouve!).

Ensuite, l’intérêt pour ce livre est le regard qu’il propose sur l’Amérique. Car en mettant les pieds aux États-Unis, Ifemelu se rend compte que la race prend une place fondamentale dans la société américaine et que le fait d’être Noire devient en quelque sorte, et sans qu’elle le veuille, une seconde nature. Dans un blogue qu’elle commence à écrire afin de partager ses impressions, blogue qui se nomme « Comprendre l’Amérique pour les Noirs non américains », elle note ceci : « Cher Noir non américain, quand tu fais le choix de venir en Amérique, tu deviens noir » (p. 249). Elle fait l’expérience de la discrimination raciale, tente de s’intégrer tout en gardant son accent nigérien, observe le comportement des autres à son égard et formule des observations qu’elle consigne dans son blogue, mettant en lumière, avec intelligence et humour, à quel point les questions de la race sont toujours bien présentes et actuelles.

Les observations d’Ifemelu sur la société américaine sont, à mon avis, extrêmement intéressantes. Par son point de vue extérieur, l’auteure est capable de cerner ce que les Américains ne peuvent pas voir. Le roman est donc, en ce sens, une façon de nous ouvrir les yeux sur notre propre société nord-américaine et sur les comportements qui la constituent, à travers l’expérience d’Ifemelu.

Ifemelu traduit d’ailleurs ce qu’elle vit de manière imagée. Que ce soit par l’intermédiaire des cheveux crépus des Noirs, des élections présidentielles d’Obama ou de remarques quotidiennes sur la présence de la race [« Quand vous mettez des sous-vêtements couleur chair ou utilisez des pansements couleur chair, savez-vous à l’avance qu’ils ne seront pas assortis à la couleur de votre peau? » (p. 386)], Adichie nous offre un regard différent sur la culture blanche et noire.

Il est vrai qu’Adichie aborde certains clichés bien connus sur l’Amérique. C’est le cas de certaines idées reçues sur la nourriture et la minceur.

Je ne suis pas maigre. Je suis mince. […] Quand quelqu’un de chez nous dit « tu as maigri », c’est une critique. Ici, quelqu’un te dit que « tu as maigri » et tu dis merci. C’est différent, voilà tout » (p. 143).

Mais ces clichés prennent place dans un discours plus grand qui témoigne d’une volonté de saisir la différence entre les cultures, et font acte d’une certaine vérité sur la société américaine, que nous ne pouvons nier.

Je n’ai pas trouvé dans ce livre un manifeste ou un essai virulent sur la condition des Noirs aux États-Unis, c’est-à-dire qu’Adichie, en mon sens, ne juge pas ce qu’elle voit. Elle propose cependant une observation stricte et réaliste de la société américaine telle qu’elle est aujourd’hui, et y va d’une critique sévère, mais juste. C’est ce qui m’a plu. D’ailleurs, un œil critique est posé tout autant sur la société nigérienne, où elle retourne à la fin du roman, et aucune de ces sociétés n’est montrée comme « meilleure ».

Bref, la lecture d’Americanah m’a passionnée. C’est une « brique » qui se lit toute seule, qui questionne, mais surtout qui nous ravit et qui nous permet de voir plus loin.

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Marion vit avec la peur constante de manquer de lecture depuis son tout jeune âge, ce qui l’amène trop souvent à surcharger de livres son pauvre dos. Étudiante au doctorat en littérature, elle est aussi passionnée par l’écriture, les voyages et les grandes randonnées. Plus il y a de pages à lire ou de kilomètres à parcourir, plus elle est heureuse. Rêveuse et idéaliste, elle carbure (un peu trop) aux défis, est végane le plus qu’elle peut, et ne pourrait pas vivre sans Harry Potter, le gâteau au chocolat et les carnets de notes. Elle est collaboratrice pour Le fil rouge depuis 2015.

6 Comments

  1. Il y a environ 150 ans, le grand écrivain anglais Charles Dickens fait un voyage aux États-Unis ( avec un détour vers Montréal et Québec en passant ). Dans son récit de voyage, il rend compte de la condition des Noirs, de l’esclavage ( qui n’avait pas encore été aboli ). Il est accueilli avec un grand enthousiasme à son arrivée. La publication de son livre déclenche des critiques acerbes aux États-Unis — les Américains le prennent très mal.

    Une centaine d’années plus tard, à la fin des années 40, Simone de Beauvoir fait, à son tour, une tournée de quelques mois aux États-Unis. Elle n’a pas encore publié son essai Le Deuxième sexe. Elle n’a pas encore la notoriété qu’elle acquerra quelques années plus tard. Elle aussi fait état, très longuement, de la condition des Noirs dans son récit de voyage L’Amérique au jour le jour. Tout comme pour Dickens, son récit de voyage sera très mal accueilli par les Américains, même dans certains milieux progressistes.

    Les Américains prennent très mal que d’autres, des étrangers, rendent compte de leur traitement non seulement des Noirs, mais aussi de leur tentative d’ethnocide des peuples amérindiens.

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