Chez Le fil rouge, on aime Virginie Despentes. On en parle d’ailleurs ici, ici, et là. Moi, je l’ai découverte avec King kong théorie, à l’époque elle avait contribué à élargir ma définition du féminisme. J’ai tout de suite aimé son regard sur la société, qui fait table rase de plusieurs discours et qui marque inévitablement le lecteur.
Je dois dire que la présence de Despentes, autant que son écriture, m’intrigue et m’accapare. Peu de temps après avoir découvert ses œuvres, j’avais visionné une performance où elle récitait le roman Le Requiem des Innocents de Louis Calaferte. Debout, au milieu de la scène comme une chanteuse de rock, elle tenait son public suspendu à ses lèvres pendant près d’une heure. Pas une fois je n’ai eu envie de faire une pause. Et même si j’assistais à tout cela dans mon salon, je me rappelle de l’émotion forte suscitée par cette prestation. La musique, les mots, les contrastes entre le noir et le blanc et le débit unique de Virginie Despentes se mélangeaient et créaient un effet particulier: l’impression de faire partie d’une certaine communauté.
En lisant les deux tomes de Vernon Subutex, ses deux plus récents romans, j’ai ressenti une émotion analogue : je me sentais appartenir à cet univers littéraire. Après ces 800 pages lues et cette fresque de personnages rencontrée, c’est le désir d’avoir des relations significatives qui en ressort. Tous enfoncés dans leur solitude, les protagonistes se livrent à une quête de combler un manque. Dans cette aventure, Despentes prend le lecteur comme témoin: quelque chose fait défaut dans notre conception des rapports humains. Avec son ton cinglant et tout sauf moralisateur, elle réussit, encore une fois, à cibler avec justesse ce qui va de travers dans nos sociétés.
Une communauté hors du système
Dans le premier tome de Vernon Subutex, tout commence avec l’expulsion de Vernon hors de son appartement. Affichant une attitude apathique, on réalise vite qu’il n’a plus envie de se battre, ni pour payer son appartement, ni pour le garder. L’histoire de ce roman commence avec l’essoufflement d’un homme, qui ne voit d’autres options que de prolonger le geste qui l’évince du système. Il commence donc son itinérance dans Paris, en visitant ses amis et connaissances et en passant d’une maison à l’autre, sans jamais vraiment s’établir. À travers ses déambulations, c’est un portrait de la précarité qui se dessine. Vernon habite un Paris où tous craignent de perdre leurs acquis : c’est une dépression latente et généralisée.
Mais au fil de ce diptyque de Despentes, les choses se transforment. Les voix marginales se rencontrent, l’entraide devient centrale. Au fond, si tous ces personnages pensaient que Vernon avait besoin d’eux, c’était en fait le contraire. À son contact, ils ont trouvé une motivation, une raison d’être. En acceptant qu’ils étaient seuls auparavant, ils se permettent d’être ensemble maintenant. Et c’est ainsi que se produit l’inattendu : cet homme en situation d’itinérance s’avère essentiel pour tous ces gens avec un toit, il devient leur demeure.
Une communauté rock
Dans les univers de Despentes, la musique est prédominante. Vernon Subutex n’échappe d’ailleurs pas à la règle puisque le protagoniste est un ancien disquaire. Musiciens, mélomanes et anciens clients assidus, les personnages du roman ont tous un trait commun: la musique. Ces fantômes du passé – et du présent – de Vernon nous sont d’ailleurs présentés selon leurs goûts musicaux. C’est autour du souvenir de la boutique désormais disparue que tous se rassemblent. Conscients des réalités économiques féroces qui ont mené à la fermeture du magasin de disques, les personnages du roman s’unissent pour rendre hommage à un temps révolu, tout en palliant aux manques actuels des uns et des autres. Mais avant tout, ils se rencontrent dans un but bien précis: faire vivre la musique rock.
Une communauté de tous les âges
Si les points de vue des personnages sont parfois diamétralement opposés, une pensée est partagée par plusieurs: la difficulté de vieillir. Bien qu’elles soient issues de classes sociales diverses, les quadragénaires du roman partagent des obsessions semblables, dont celles du corps, de la séduction et du désir d’avoir des relations. Dans cette société où le corps prime, elles se sentent souvent flouées, écartées et isolées. Mais en rejoignant cette communauté hétérogène, leurs craintes semblent s’estomper. Ainsi, les paroles de gens d’âges et d’horizons divers s’échangent, une importance est donnée à chaque membre du groupe. Plutôt que de penser à leur désuétude décrétée par la société, ces femmes dans la quarantaine prennent part à cette circulation d’idées, c’est un autre ordre qui s’installe.
Une communauté rêvée
À un moment de l’histoire, qui jusque-là était plutôt réaliste, on assiste à un chavirement dans l’utopie. Dès lors, la communauté n’est plus en chantier, elle est solide et chacun s’y épanouit à sa façon. D’une façon belle et improbable, ceux qui n’avaient rien à se dire sont désormais intarissables. La seule vérité devient celle du vivre-ensemble. Si cette partie semble faire une rupture avec le réel, c’est parce qu’elle dévoile ce qui pourrait être possible. Mais nous n’en sommes pas encore là, d’où l’impression d’un récit idyllique.
Bien que Vernon Subutex soit l’histoire d’une violence à la fois politique, économique et sociale, elle est également celle d’une guérison. La communauté comme remède à l’obsolescence et à la monotonie. Car si tous se questionnent sur comment Vernon a pu en arriver à perdre son logement, ils se font également un devoir de ne pas le laisser seul. Et dans ce détail, cette prise de conscience que chacun peut influencer le sort de cet homme, réside toute la force du récit. Ces gens font le choix d’une communauté, choisir de ne pas être des étrangers.
Et vous, connaissez-vous des œuvres qui traitent du désir de communauté ?
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